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Séminaire " Citoyenneté et société de linformation ", Lima, juin 1998.
Évoquant la citoyenneté et la société de linformation, on pourrait les tenir toutes deux pour acquises. La première symboliserait lambition démocratique, la seconde porterait le sens des transformations sociétales majeures, entamées et à venir. Si lune et lautre méritent dêtre interrogées le propos est ici de mettre en question le second terme. Quest-ce que la société de linformation ?
On serait tenté de répondre à cette question par lénoncé de caractéristiques, plus ou moins nombreuses ou cohérentes, dune société en cours de construction. Poursuivant dans la logique ainsi enclenchée, on pourrait même se fixer pour objectif den esquisser les traits dominants, en termes dinformation, de communication et des technologies afférentes. Il ne nous resterait plus quà conclure sur limpact social ou mieux, sociétal, de la révolution en cours. Mais à quoi bon ânonner ce que les rapports officiels, les politiciens professionnels, les managers et les médias martèlent depuis des années ?
Surtout, un tel raisonnement procéderait de la manuvre desquive. Partant du postulat selon lequel le " concept " de société de linformation est opérant pour décrire une nouvelle société en cours de formation, il serait purement tautologique. Comme ce séminaire nous y invite, notre réponse doit, au moins, tenter daborder le sujet avec une plus grande ouverture desprit. Nous comprendrons donc, la question de départ comme une interrogation sur la validité, lopérationalité intellectuelle, la genèse et lintérêt de la notion de " société de linformation ".
Caractériser une société par un seul terme est un défi en soi. Il nest honnêtement possible de le relever quen (ex)posant un cadre espistémologique qui fixerait la valeur et la portée de la notion ainsi élaborée. Telle nest pas, loin sen faut, la démarche qui a prévalu à la diffusion massive de la notion. Si bien quau final, chacun se trouve bien démuni lorsquil doit donner un sens à ce qui nest plus quune formule, un slogan. La difficulté dans lexplicitation ne tient pas tant à la complexité de la société que lon voudrait décrire quau fouillis méthodologique avec lequel on sattelle à la tâche.
Cette contribution ne prétend pas relever ce défi. Elle entend tout juste susciter suffisamment dinterrogation pour alimenter une réflexion qui fait, aujourdhui, cruellement défaut. Dans ce domaine comme dans bien dautres champs des sciences sociales, les ressources et les processus de valorisation canalisent nos travaux de recherche vers lexpertise, au détriment de lesprit critique qui est au cur de la démarche scientifique.
Le récent triomphe - à une échelle de masse - de terme " société de linformation " (SI) a été amplement préparé depuis le milieu des années 70. Candidat au remplacement du terme de " société de consommation ", il partageait avec lui le flou et lambiguïté. En effet, que lon y adhère ou non, force est de constater que le terme SI ninforme pas. De même que toutes les sociétés consomment, toutes communiquent. Dans les deux cas, la caractérisation de la société par lun des termes est justifiée le plus trivialement qui soit : par le niveau élevé de consommation, de communication. Les indicateurs retenus pour mesurer le niveau de communication étant des indices de consommation (marchande) de biens et services dinformation et de communication, la SI se présente avant tout comme une continuation spécialisée de la société de consommation et non comme une rupture. Quant au mystère de lauto-dépassement dune évolution quantitative en rupture qualitative - justifiant un changement terminologique -, il est sensé se dévoiler dans lévidence de son affirmation.
Généralisée aux pays du capitalisme central, au lendemain de la seconde guerre mondiale, la société dite " de consommation " aurait aussi bien pu être caractérisée par lintensité et les succès des luttes sociales, la réduction massive du temps de travail, la légitimation de la désynchronisation du travail des exigences de la production marchande, lextension de la protection sociale, le développement massif de laccès aux soins et à léducation, loctroi de la majorité politique aux femmes, leur accès au marché du travail, leur droit à la maîtrise de leur corps. Sacrifiant à léconomisme, on peut toujours synthétiser ces évolutions par laccroissement du pouvoir dachat et de la consommation de biens et services culturels, éducatifs, de loisirs et de santé. Il est cependant difficile dignorer le parti pris qui sous-tend cette caractérisation.
Quen est-il de la caractérisation de la société qui se met en place aujourdhui ? La SI nest, à lévidence pas le seul candidat. Elle vient même assez loin dans la liste dès lors quon sattache à nommer les transformations que la majorité des femmes et des hommes de cette planète vivent quotidiennement dans leur chair. Les organismes internationaux, du Programme des nations-unies pour le développement au Bureau international du travail en passant par la Banque Mondiale, fournissent nombre dindicateurs convergents qui nous conduisent vers dautres pistes.
Ainsi lexpression SI fait figure de gesticulation oratoire pour décrire un monde où : un tiers de la population vit dans des conditions dextrême pauvreté, un quart na pas accès à leau potable, un cinquième souffre de la faim et ne reçoit que 1,5% du PIB mondial alors que le cinquième le plus riche en accapare 85%, les 100 personnes les plus riches gagnent autant que les 1,2 milliards les plus pauvres, 2 milliards et demi dhabitants nont pas accès aux réseaux dassainissement, 400 millions nont pas accès à lécole et 600 000 villages sont dépourvus délectricité Des inégalités mondiales qui saggravent au lieu de se résorber avec ou sans les TIC.
Les pays du capitalisme central ne sont pas en reste et connaissent leur propre processus de segmentation sociale. Le nouveau mode de régulation du capitalisme sy satisfait de millions dexclus économiques, sociaux et politiques et organise la paupérisation de dizaines de millions de salariés. Les promoteurs du modèle américain de " plein emploi " rappellent à lenvi que le taux de chômage y retombait dès 1995 au son niveau 1972 (5,5%). Ils oublient que dans le même laps de temps, la proportion des ménages pauvres est passée de 3% à 18%. Les pays de lunion européenne suivent la même tendance par des voies différentes. Rien quen France, la proportion des " très bas salaires" est passée de 5% à 10% de la population salariée entre 1983 et 1997.
A défaut de marquer le quotidien des membres des conseils dadministration des grandes firmes (trans)nationales, des élites politico-administratives ou des think-tanks qui confectionnent leur prêt-à-penser idéologique, ces réalités sont le lot de limmense majorité des populations, sous toutes les latitudes. Vécues au niveau local, national, régional et mondial, elles justifieraient bien quon désigne cette société comme une Société de lInégalité.
Cette analyse népuise pas le sujet, ne serait-ce que parce quelle nous éclaire peu sur les mécanismes nouveaux (ou réactivés) qui génèrent ou aggravent ces inégalités. Parmi ceux-là, le processus général de déréglementationre-règlementation joue un rôle clé dans la fragilisation sociale et politique. Lorsque le vice-président Albert Gore annonce que " la SI va changer notre façon dapprendre, de nous soigner, de travailler, de gouverner, de vivre ", il est aisé dopposer que loffensive néo-libérale sen charge depuis une vingtaine dannées. Assurément, le démantèlement, la réduction et la marchandisation des services publics dans des domaines aussi fondamentaux que la santé, la protection sociale ou léducation, modifie déjà les comportements et amplifie la dualisation de la société.
Mais la déréglementation ne se réduit pas à la marchandisation croissante des activités humaines. Elle renforce notamment la violence du rapport de production en réasservissant le travail au marché. Ce que les gestionnaires appellent " les flux tendus " se traduit par une synchronisation de la production par la vente, soumettant lactivité de la force de travail aux a-coups des débouchés. La " flexibilité " imposée aux salariés se décline concrètement en horaires de travail disloqués, familles décalées, insécurité de lemploi, imprésibilité du temps libre, colonisation et la fragmentation de lespace privé.
De leur côté, les nouvelles " activités " sont rapidement rattrapées par le double impératif de discipline et de profitabilité. Quil sagit des " services " en général, ou du travail intellectuel en particulier, la parcellisation et la normalisation sinstallent à grand renfort de " reengeering ", de méthodologie ou de " workflow ". La recherche dun modèle de régulation post-fordiste fait plus que saccommoder dun retour en force du travail prescrit. La mobilisation des subjectivités quannonçait limplication paradoxale dans le rapport Taylorien classique samplifie certes, mais dans le cadre néo-Taylorien de la production de masse fléxibilisée.
Assurément, ces manuvres de restauration de normes en vigueur au XIXè siècle modifient très substantiellement le rapport au travail de générations qui avait vu se desserrer létreinte de la valorisation du capital.
Étendues à lensemble des rapports sociaux, les transformations en cours investissent également le terrain politique. Étape majeure dun processus de déréglementation des marchés financiers et commerciaux, laccord multilatéral sur linvestissement (AMI) donne la mesure de ce que signifie la liberté du capital. La subordination du gouvernement des hommes au gouvernement des firmes redéfinit radicalement le cadre de validité des droits fondamentaux. Quel sens donner à la démocratie lorsque la solidarité et lexercice de la souveraineté deviennent des délits, lorsque la liberté des firmes prime (en droit !) sur celle des citoyens, lorsque les décisions dun conseil dadministration simposent à la représentation nationale ? Assurément, une démocratie réduite à sinsinuer dans les interstices du marché devrait déboucher sur une nouvelle façon de gouverner.
Vouloir à tout prix décrire ce projet social en marche comme la " société de linformation " paraît décalé, voire déplacé. Non pas que linformation et la communication sortent indemnes des processus aussi profonds, ni quelles leur soient indifférentes. La concentration du capital se traduit par une diminution accélérée des entreprises produisant ou diffusant des supports dinformation. À laspiration démocratique, les états-majors des groupes multi-médias répondent par la segmentation des clientèles et la multiplication des canaux. Nen déplaise aux sirènes du marketing, le pluralisme des opinions nest pas soluble dans la diversification des produits. Dautant moins que la recherche de nouveaux débouchés doit être menée conjointement à une rationalisation accrue de la production, garantissant les profits et attirant les capitaux nécessaires aux reploiements. On assiste à une industrialisation de la marchandise informationnelle où le procès de production modifie autant le rapport des producteurs à linformation que linformation elle-même.
Cette dynamique interne au secteur des médias est renforcée à travers le contrôle croissant des entreprises par des groupes industriels " traditionnels ". Il est devenu de bon ton, depuis quelques mois, de dénoncer loffensive de Bill Gates vers les industries du contenu. Il serait cependant regrettable que cette personnalisation laisse à entendre quil sagirait dun cas isolé. Rien quen France, la plus importante chaîne de télévision appartient au groupe Bouygues - un marchand de travaux publics - et le premier groupe de presse-édition est la propriété de Lagardère - un marchand darmes. Les stratégies à luvre ne se résument pas à des diversifications dactifs. La première tribune nationale vaut autant par les budgets publicitaires quelle attire que par les soutiens politiques quelle permet de négocier. Un atout de poids dans la compétition pour les petits et grands marchés dinfrastructures, en France comme à lexportation. Dans larmement, autre marché à forte implication politique, la presse-édition grand public ou spécialisée présente lavantage supplémentaire doffrir un remarquable outil de dintelligence économique et technologique, pensé comme tel.
Pour inquiétante quelle soit, cette instrumentalisation des médias nest quun aspect du phénomène plus large dinstrumentalisation de la communication. À travers les scripts de synchronisation coopérative, lorganisation néotaylorienne mobilise et canalise lintersubjectivité des co-opérateurs. Devenus co-auteurs de leur propre prescription, ils nen restent pas moins cantonnés au rôle que leur assigne le rapport de production. Guère plus que par le passé, ils nont prise sur la finalité de la production elle-même, si bien que lentreprise ne leur propose dautre espace de valorisation que celui de la co-organisation les conditions du travail aliéné.
De la télévision interactive, aux panels de clients, en passant par les " portals " et le commerce électronique, linteractivité promise est tout entière façonnée et tendue vers la segmentation des marchés. Le citoyen se voit proposé un champ dexpression sensé le transformer en acteur intelligent de la sa consommation, en " consommacteur ". Un horizon que le marketing technologique voudrait rendre irrésistible. Pourtant, ce schéma déchange orienté se propose bel et bien de consumer les ressources matérielles et immatérielles de lindividu. Dun côté, il fixe limpératif technico-commercial permettant daccéder à cet eldorado. De lautre, elle ne valorise dautre communication que léchange marchand et appareillé dinformations normalisées.
Lhypercommunication promise par les multimédias nomades et interactifs est alors lillusion qui vient se substituer à lhyperchoix, aboutissement mythique de la variété technologique dans la société de consommation. Elle sévanouit pourtant au contact des réalités socio-économiques, de lâpreté des inégalités, de la déstructuration du lien social. Mais le décloisonnement corrélatif à linstrumentalisation généralisée de la communication a pour effet contradictoire de transformer des actions dissociées (production, consommation, élaboration, travail, vie " privée " ) en actes sociaux combinés. Ainsi, le recul de la socialisation maîtrisée par ses acteurs se conjugue à lhypersocialisation spécialisée dun sujet anonyme, tout entier voué au procès de valorisation du capital. Et la remarquable aptitude des nouvelles technologies à privilégier la mise en relation du semblable tend à renvoyer le citoyen individualisé vers une forme de monologue, singulier ou collectif, médié par des écrans-miroirs.
Juillet 98 - Asdrad Torres
Page réalisée par Asdrad TORRES
Dernière mise à jour : Jeu 13 juil 2000