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Avec l'électronisation des contenus, les dispositifs de restitution sont devenus nos médiateurs obligés. Avec la télévision, l'électronique est devenue le premier support d'images animées. Pendant ce temps, descendant la filière du son jusqu'au consommateur, la K7 élargissait la brèche avant que le Disque Compact ne rafle la mise. Dans cette conquête, supports et dispositifs ont avancé de pair, unis par la norme. Mais l'hégémonie n'a pas été acquise par l'uniformisation. Jamais, depuis les temps pionniers, autant de supports et d'appareil différents n'avaient servi à conserver, transporter ou restituer un simple son.
D'aucuns ont pensé que la généralisation de la numérisation signifiait l'unification des formes, la création d'un unimédia. De là à en conclure l'unicité du dispositif, il n'y avait qu'un pas à franchir. Or le mythe du support unique est une négation pure et simple de la réalité contemporaine. Pour ne reprendre que le son, la variété des supports numériques est loin de s'éteindre. Du désormais classique CD-audio au mini-disc, en passant par le DAT, demain le DVD et aujourd'hui le DAB, le cédérom ou internet, l'unimédia n'est qu'une illusion qui ne résiste pas à la multiplication des pratiques et des usages, à l'hypersegmentation des marchés. Les faits sont têtus et ironiques : plus on parle d'unification, plus il y a de supports.
C'est au nom des mêmes principes (techniques ?) que les réseaux de communication étaient sensés s'unifier sous l'impact de la numérisation. Le résultat concret est à mille lieues des prévisions. On peut désormais recevoir des programmes de télévision ou des données informatiques depuis n'importe quel type de satellite, par voie hertzienne, à travers un réseau cellulaire, via le réseau téléphonique fixe ou par une combinaison complexe de l'ensemble de ces modes. Par delà cette variété de moyens, les téléphonistes projetaient le triomphe de leur norme chérie (ATM) au moment même ou internet est venu bousculer cet ordre planifié. A peine le nouveau venu prétend-il occuper la place centrale de la grande unification, que l'on discute déjà des formes de sa balkanisation. Ironie insistante : plus on parle d'unification, plus il y a de réseaux.
Il faut donc finir par reconnaître que le raisonnement est vicié à la base, car l'électronique, numérique ou non, est avant tout une technologie diffusante et non une technologie unificatrice. Il en va de même des technologies de l'information. Pour parler net, ce n'est pas parce que Renault met de plus en plus de microprocesseurs dans ses véhicules qu'il risque de faire, demain, le même métier qu'IBM.
Internet, qu'on l'écrive avec ou sans article, avec ou sans majuscule n'échappe pas à ce mouvement. Sa diffusion s'accompagne d'une appropriation par de nouveaux secteurs. Un phénomène que certains précurseurs, surtout ceux de la deuxième vague, assimilent à une expropriation ou un dévoiement. Il était pourtant tout à fait prévisible que la généralisation de la technologie n'entraîne pas avec elle celle des pratiques de création et de communication de la communauté primitive. Ceux -- et ils sont nombreux -- qui avaient fait ce pari insensé commencent doucement à reprendre contact avec les réalités sociale, politique et économique.
Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui transforment une activité répétitive en activité créative. On peut toujours chercher à couper les cheveux en quatre... Un livreur de pizza qui reçoit sa commande satellite et qui guide son scooter, les yeux rivés sur l'écran à cristaux liquides de son système anti-encombrements reste un livreur de pizzas. Et seuls quelques docteurs prophétologues, consultants de métier et gros consommateurs de services personnels, feignent de croire qu'il échappe à sa condition, par l'autonomie de décision dans l'établissement de son trajet.
Pour les mêmes raisons, ce n'est pas parce qu'une communauté scientifique utilise internet que la seule utilisation possible d'internet est scientifique. Le présupposé suivant lequel tout internaute[1] se livre à une tâche d'ingénierie du savoir est tellement absurde, qu'il aura fallu la plus grande campagne mondiale de marketing technologique de tous les temps pour lui donner un semblant de vérité. Les parrains militaires d'internet ne peuvent qu'applaudir à ce festival d'éblouissement technologique, de masquage des déterminants sociaux, d'illumination de risques secondaires... Aucune des techniques de base du leurrage (ou de la désinformation) n'aura été oubliée. A tel point qu'on ne sait s'il faut s'étonner de l'étonnement que suscite le développement actuel d'internet. Sorti de sa bulle militaro-universitaire, il ne fait que s'aligner suivant les axes de forces dominants. Le marché lui dicte sa loi en termes de contenus, de visibilité, d'accessibilité, d'interactivité, de viabilité.
De la rencontre tant annoncée entre internet et la télévision, le modèle télévisuel sort vainqueur. Le " surf " devient la forme suprême du zapping. On ne peut, pour le moins, évacuer la filiation des comportements. Sauf à succomber au lieu commun éculé de la passivité absolue du téléspectateur pour mieux glorifier un hypothétique dynamisme critique du surfeur. Quand une vingtaine de sites capte les trois quarts de l'audience et qu'en retour une dizaine d'entre eux drainent quatre-vingt dix pour cent des recettes publicitaires, l'océan prend des allures de piscine à vagues.
Les contenus auxquels accède la majorité des internautes s'alignent au rythme des concentrations capitalistiques et publicitaires. Le marketing et la publicité multi-médias, programmés par des groupes éponymes, assurent leur rôle de rabattage des audiences. La technologie " push " , forme recyclée de... l'abonnement, " protège " l'internaute de la diversité qui aurait, malgré tout, survécu au rouleau compresseur du marché.
Au pays des prédicateurs, la fable du pluralisme fait bon ménage avec celle de l'harmonie unificatrice. Le grand marché mondial unifié, promettant l'accès à la diversité et à l'échange illimité sert ici le modèle. Devenu un cadre élastique d'affrontement permanent, internet éclate de toutes parts. La promesse du raccordement "pour tous" a laissé place à l'accès différencié à tous les niveaux. Dans une société de plus en plus fractionnée, aucun modèle de rentabilité privée ne peut faire l'économie d'une offre segmentée. Exclusion automatique pour les exclus. Connexion charter, sans aucune garantie de disponibilité pour le plus grand nombre des branchés. Accès " club " à débit moyen garanti pour moyens et hauts revenus. Accès de luxe offrant, à l'image des autoroutes urbaines payantes, la rapidité et la sécurité en prime[2].
Mais cette inégalité en cache une autre, plus profonde. L'accès pour tous se résume au droit de consommer. Et encore... La diversité revisitée par le marché prend des allures de compétition sanglante. Là où hier, tout propriétaire d'un ordinateur connecté accédait à l'ensemble des données publiques de ce qui était encore l'Internet, la pagaille des standards et la surenchère technologique multiplie les obstacles et augmentent le prix du ticket d'entrée. Être capable de consulter l'intégralité de n'importe quelle page Web est un luxe réservé aux possesseurs des dispositifs de restitution haut de gamme : ordinateur multimédia de moins de 18 mois, modem intégrant les dernières technologies, constellation d'extensions logicielles[3] et connexion à travers un réseau performant. Quant à la configuration et la mise à jour permanente de l'ensemble, elles requièrent au moins autant de temps que son exploitation effective. La barrière technique se surajoute à la barrière financière qui se combinait déjà à la barrière culturelle.
Ce serait la " dynamique du réseau " , entend-on ça et là. Une formule dont la seule force est de masquer les luttes pour la domination des normes. Les noms des acteurs sont tellement médiatisés qu'ils sont connus bien au delà des cercles de spécialistes : Microsoft, Netscape, Sun, Adobe, Oracle pour ne citer que les firmes. Les spécialistes du monde académique sont contraints de reconnaître l'impossibilité de faire fructifier au profit de tous, les idées bien réelles dont chaque concurrent est porteur. Et les signaux d'alerte qu'ils envoient se perdent souvent dans la mêlée.
L'amélioration qualitative et quantitative de l'échange d'information n'est plus le défi lancé à la technologie. La normalisation y perd sont ambivalence médiation-prescription. C'est la technologie elle-même qui devient l'enjeu principal, car elle conditionne le verrouillage des marchés et donc le montant des rentes futures.
Au delà du mythe unificatieur-pacificateur, la norme unimédia devient l'instrument privilégié de contrôle de la multiplicité. Elle réglemente alors la production, la distribution et la réception suivant le modèle communicatif le mieux à même d'assurer son emprise. Sur le Web, le mécanisme navigationnel s'affranchit de l'hypertextualité sous-jacente. Le " clic " prends le pas sur la négociation. L'opacification par le code[4] fige les rôles de producteur et de consommateur. La performance technique est ici au service de la recherche accélérée des conditions d'acceptation par une masse critique d'audience, condition de la viabilité marchande. Au plan des contenus, elle favorise la réduction de la diversité à l'agencement de composants essentiellement standardisés, réutilisables. Elle creuse alors la tombe d'un troisième mythe, celui de l'ère postindustrielle, en étendant les principes de la production de masse flexibilisée[5] aux contenus informationnels. Le journal personnalisé pour tous que promet la technologie " push " est l'exemple parfait de cette apparence de diversité. Opérant à partir d'un ensemble limité mais " pertinent " de supports primaires ou secondaires, elle filtre à travers des profils-types implicites et explicites, l'information que M. X consultera à travers son dispositif de lecture (ordinateur de bureau, téléphone mobile à écran, assistant personnel numérique). Il pourra certainement y lire les analyses complémentaires que tirent The Economist, le WSJ[6], ou le FT 7 de l'attitude des fonds de pensions face à la crise des marchés émergents. Il y a fort à parier que la parole de l'enfant-adulte des favelas ou de la prolétaire thaïlandaise y sera aussi absente que sur le papier.
Asdrad TORRES
Page réalisée par Asdrad TORRES
Dernière mise à jour : Jeu 13 juil 2000