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Dans cette litanie du " retard ", la mélodie est donc immuable, seuls varient les textes et interprètes. Premier secteur tout public déréglementé, la téléphonie mobile avait fait rêver les opérateurs privés, Générale des Eaux en tête. Les constructeurs d'équipements d'infrastructures étaient tout aussi impatients de voir ce marché prendre le relais des matériels de téléphonie classique en perte de vitesse pour cause de plein équipement (!), forme la plus chic du sous-développement.
Désormais, ce sont le taux d'équipement en micro-ordinateur et la proportion d'internautes dans la population qui tiennent la vedette de cette énième adaptation d'une mauvaise pièce où de mauvais acteurs accusent leur public de douter de leurs talents. En quel nom, sinon le leur, pour quels intérêts sinon ceux de leurs patrons, commanditaires et actionnaires, s'expriment, eux qui se placent volontiers sous les feux de la rampe. Ce sont désormais les fournisseurs de services Internet qui mènent la nouvelle croisade pour faire sortir la Nation du moyen-âge téléinformatique dans lequel elle semble se complaire. Les fabricants d'ordinateurs et de logiciels ne sont pas en reste, désespérés par la mollesse du marché hexagonal.
La liste des coupables n'est alors limitée que par le nombre de catégories qu'ont pu élaborer au fil du temps, sociologues, économistes et statisticiens. Chacun a son péché à expier sur l'autel de la modernité communicante. Les grands groupes industriels ne renouvellent pas assez vite leur parc informatique ; les PME tardent à succomber aux charmes du cyber-management et de l'intranet ; les particuliers, plus rétrogrades que jamais, restent sourds aux sirènes de l'informatique domestique, branchée, éducative et ludique.
Pour évidentes que soient les motivations de patrons d'entreprises nationales et de sous-lieutenants de grandes firmes étrangères, les discours des apôtres du libéralisme sont pour le moins déroutants. En dirigeants responsables, on s'attendrait de leur part à une autocritique en règle sur leur incapacité à innover. Après tout, parvenir à transformer en " zone en voie de désertification informatique relative " le pays qui fut le pionnier de la télématique de masse, relève de la contre-performance absolue. A l'évidence, ils préfèrent reprocher à l'État sa trop faible implication. Cet État caractérisé d'interventionniste lorsqu'il tente de contenir la dynamique destructrice du marché est ici appelé à la rescousse pour dégorger les entrepôts et garantir le maintient des marges bénéficiaires. Ont-ils oublié que les marchés de l'informatique et des services à valeur ajoutée ne sont pas réglementés ?[2] Qu'il s'agisse de dénoncer les contrats publics " insuffisants ", les dispositions réglementaires " pas assez incitatives " ou la "réactivité des hommes politiques [qui] reste faible"[3], les managers marquent un empressement désarmant à faire oublier que leur lobbying inconsistant n'est qu'à l'image de leur marketing déplorable. Puisant leur inspiration dans les lamentations sur la téléphonie mobile, ils ont, semble-t-il, également épousé la " pugnacité " et " dynamisme " de la Générale des Eaux, premier opérateur privé national. À son palmarès : la France est l'un des rares pays[4] où le concurrent n'a pas réussi à dépasser l'opérateur historique (France Telecom) dans les " mobiles ".
Était-il nécessaire que le plaidoyer pro domo de commerçants en mal de ventes reçoive l'appui de la cohorte des experts en tout ? Autoproclamés et légitimés par les médias, ils gèrent leur discours d'accompagnement comme un fond de commerce. Juges et parties subsidiaires, ils sont les invités inévitables des plateaux, les membres obligés des commissions consultatives, les figures imposées des séminaires pour hauts salaires et les conseillers courtisés de quelques personnages publics. Qu'ils se fassent appeler philosophes, prospectivistes ou humanistes professionnels, ils transportent dans leurs serviettes une pensée unique qu'ils délivrent à flux comptabilisé. De cette intervention dans la sphère publique, seule l'entreprise de légitimation libérale sort renforcée, au prix de la négation même d'un bien-être social assimilé à la prospérité des firmes.
Muée en campagne politique, la complainte du businessman couvre les voix. Ce sont celles d'animateurs d'associations, d'enseignants, de responsables politiques, de chercheurs, ou de syndicalistes, etc. Sans rien devoir à la défense de tel avantage privé ou personnel, elles n'en expriment pas moins une inquiétude réelle face au "retard français" : un retard technique qui signifierait un décrochage économique et social. L'épouvantail agité est celui d'une France déconnectée du cyber-monde, abandonnée sur le quai par le train de la société de l'information, en voie de tiers-mondisation dans le nouvel ordre mondial.
L'inconvénient de ces images est qu'elles n'accompagnent aucun raisonnement, puisqu'elles prétendent s'y substituer. Il en résulte un assemblage de formules creuses dont la seule force vient de leur diffusion permanente. Ainsi que signifie, pour un pays, l'expression "être connecté" ? En observant la carte mondiale de la " connectivité ", on apprend que la Mauritanie est désormais connectée au réseau internet. L'OPT en est le fournisseur d'accès principal via une liaison 64 kbits par l'intermédiaire France Telecom (FCR). A-t-on jamais qualifié un pays d'industrialisé au motif qu'on y aurait vu fonctionner quelques dizaines de machines-outils ? Quand bien même on affinerait la mesure, les sites internet sont-ils le fondement du développement économique, n'en sont-ils que le reflet, ou bien ne mesure-t-on rien d'autre que ce qu'on dénombre ? Même la parabole du "train" est traitée avec médiocrité, au point que nul ne semble s'intéresser aux besoins à servir, au tracé de la voie, aux caractéristiques de la motrice, aux compétences du conducteur ni au système de contrôle. Ces questions que tout un chacun juge primordiales avant d'installer le moindre de tramway semblent dépourvues d'intérêt pour ceux qui prétendent réorganiser l'ensemble de la société.
L'idéologie de la communication, ne laisse pas de place à de telles réserves. Parfait sous-produit idéologique, la société de l'information est définie comme une société dans laquelle la densité en infrastructures téléinformatiques serait -- par définition -- une mesure du niveau de développement. D'apparence inoffensive, cette pirouette intellectuelle en forme de tautologie devient une grenade dégoupillée dans les mains de responsables politiques qui l'instrumentalisent en programme d'action. La société de l'information devient, alors, la société vers laquelle on tend lorsqu'on laisse le taux d'équipement en micro-ordinateurs ou le nombre d'abonnés à Wannadoo[5] s'imposer d'autorité comme l'indicateur synthétique optimal du niveau d'accomplissement d'un collectif humain. En poursuivant la parabole ferroviaire, cette "inversion" causale trouve son pendant dans le commentaire désabusé d'un responsable d'un grand laboratoire public de recherche sur les transports : "on croit que les systèmes de transport sont faits pour transporter les gens. L'expérience montre qu'ils n'ont pour effet majeur que de déplacer des populations. "
Certes, l'ignorance ou le mépris affiché du fait technique que cultive une fraction significative de l'élite politico-administrative française est un handicap. L'image d'un président de la république parfaisant son vocabulaire informatique au rythme des inaugurations d'expositions à caractère scientifique et technique n'en est que le signe le plus voyant. Et les honneurs qu'il réserve à son professeur particulier, en la personne du "charismatique patron de Microsoft"[6], laissent à penser que le rapport du chef de l'État aux technologies de l'information est plus mystique que rationnel.
Sur le plan économique, le rapport qu'entretient depuis plus de quinze ans le patronat français avec l'investissement n'est guère plus rassurant. Premier parmi ses concurrents directs, à ralentir les dépenses dès les premiers signes de baisse d'activité, il est aussi le dernier à réinvestir. Pis, il se démarque par sa rapidité à la baisse et la lenteur à la hausse. Les technologies de l'information ne parviennent pas à s'affranchir d'un mouvement général conduisant au vieillissement de l'appareil productif[7].
Au regard des enjeux techniques, industriels et économiques liés à la maîtrise de la filière informationnelle, la prestation estivale de Lionel Jospin[8] terrassant le Minitel évoque plus un sketch des Monthy-Piton qu'un programme stratégique de reconquête. Le chef du gouvernement croit voir dans le vidéotex un frein majeur à l'innovation de la part des entreprises françaises. Ce "diagnostic" qui doit plus au lobbying et à l'air du temps qu'à une analyse même superficielle a une probabilité quasi-nulle de déboucher sur le bon remède. Lionel Jospin semble oublier que le succès de la télématique française auprès des offreurs de services doit beaucoup au modèle économique mis en place par les P.T.T. Sa crédibilité reposait sur une politique volontariste d'équipement des ménages, financée par l'opérateur national de télécommunications. Sans oublier que le France Telecom qu'il privatise aujourd'hui n'aura plus la latitude d'investir à long terme comme il le fit voici vingt-cinq ans.
Il ne suffit pas d'appeler à la disparition d'un système offrant une rentabilité trop attrayante pour "redynamiser l'innovation". A l'image d'Épinal d'entreprises françaises dont l'impétuosité innovatrice serait accidentellement étouffée par le confort de l'argent facile, il apparaît nécessaire d'en opposer une autre, moins enchanteresse. Dans un pays où les entreprises privées ont la plus faible participation à l'effort national de recherche et développement de tous les grands pays développés, comment ne pas imaginer que ce soit précisément l'assurance de revenus importants et durables qui aient fait sortir nombres d'offreurs potentiels de leur léthargie traditionnelle.
On aurait au moins souhaité que l'incrimination du Minitel soit l'occasion d'une amorce de réflexion sur le manque d'entrain des usagers potentiels français à l'égard d'Internet. Depuis quelques années, déjà, le minitel enregistrait une baisse du temps moyen de connexion. La maturité des utilisateurs et la gestion plus stricte des budgets de télécommunication qui explique largement cette érosion n'ont-ils pas leur part dans l'absence de fascination pour l'Internet ? Canalisé vers l'offre commerciale, l'utilisateur français n'est-il pas légitimement perplexe face à la prétendue l'originalité de services tels que la vente par correspondance électronique, les prévisions météo, la réservation de billets de train, la consultation de billets d'avion à prix cassés, la lecture "online" de journaux tronqués dont la version intégrale existe au kiosque du coin de la rue ou, fin du fin, l'abonnement à une pseudo revue de presse via la " push-technology "...
Pourtant l'idée du retard ne cesse de gagner les esprits. La principale raison est qu'un retard existe bien. Encore faut-il l'expliciter... Il s'exprime en termes de compétition économique sur les marchés des technologies de l'information et de l'ingénierie informationnelle. Et la seule question posée est alors de savoir quel pays, quelle région, quelles multinationales parviendront sinon à écraser les autres, du moins à leur damer le pion dans les secteurs à plus forte valeur ajoutée et à plus forte croissance. Pour réel que soit le retard du capitalisme français en ce domaine, c'est un euphémisme que de dire que l'on perçoit mal le lien entre son comblement et l'avènement d'une société plus juste, plus ouverte. Les experts peuvent toujours exhiber une " droite de corrélation en échelle logarithmique " (!) sensée établir de manière infaillible la co-dépendence entre revenu moyen par habitant et taux d'équipement téléphonique. Ce graphique n'explique rien, et notamment pas comment faisait le désert téléphonique français de la fin des années 60 pour être mieux placé dans le commerce mondial qu'une France totalement numérisée au milieu des années 90.
Le flou entretenu par les Cassandre du retard français n'a pas pour seul effet d'en masquer les enjeux réels, il dispense du même coup de s'interroger sur ses causes. C'est que le sujet est tabou, tant le diagnostic dérange. Ce retard est enraciné dans des décennies de recul européen, fruit d'une politique libérale catastrophique dont la poursuite est moins que jamais remise en cause.
Depuis près de quinze ans, l'Union Européenne a pris conscience de son retard technique, industriel et économique dans le domaine-clé des technologies de l'information. Au milieu des années 80 les programmes communautaires Esprit et Race visaient à effacer ce retard et à rééquilibrer les échanges entre l'Europe et les États-Unis dans des secteurs jugés stratégiques. Les dirigeants européens croyaient encore à la maîtrise de la "filière électronique" : une imbrication de savoir-innover, savoir-produire et savoir-vendre qui va du microprocesseur à l'encyclopédie sur CD-ROM en passant par les systèmes d'exploitation.
Mesuré à l'aune de ses objectifs la contre-offensive européenne est un échec patent. Succombant au charme vieillot du libéralisme de salon les dirigeants européens ont crû audacieux de laisser libre cour à la concurrence entre firmes. En retour, faute d'avoir su jouer la carte d'une politique industrielle régionale, bien des grandes compagnies européennes ont enregistré recul après recul. Le fleuron de l'industrie informatique britannique ICL a été racheté par son concurrent japonais Fujitsu, Olivetti a dû se résoudre à abandonner la micro-informatique, Bull, constructeur historique d'ordinateur, cherche son salut dans les services, en attendant de savoir quel sera l'identité et la nationalité de son repreneur. Et Philips ne prétend plus être un acteur de poids dans un secteur qui n'est pas au coeur de son métier. Siemens, rescapé de "l'émulation" européenne est depuis de longues années allié à IBM. Quant à Thomson, démantelé et affaibli, ballotté au gré des hésitations et des arrangements, il essuie une fois de plus les plâtres du Duplo industriel gouvernemental. Le voici séparé de sa filiale de semi-conducteur SGS-Thomson au moment même où la " convergence " technico-industrielle est à l'ordre du jour de tous les états-majors de la filière informationnelle. Et il n'est pas nécessaire de céder à ce que le Financial Times[9] appelle lui-même " la rhétorique de mondialisation "[10], pour contester pareille décision. D'un côté, SGS est le numéro un mondial des circuits pour la télévision numérique[11]. De l'autre, Thomson-Multimedia (TMM), leader de la télévision grand public aux États-Unis, a fait de la télévision numérique son principal cheval de bataille outre-Atlantique[12], pour ne pas dire sa planche de salut. Car sa recapitalisation par le gouvernement français n'a été tolérée par les instances européennes qu'au prix d'une limitation des parts de marché de TMM sur le vieux continent. L'Amérique devenant son principal débouché de produits à haute valeur ajoutée, on comprend d'autant moins quelles " raisons supérieures " ont pu présider à un choix gouvernemental, déjà largement contestable en première analyse. Au final, de fiascos en déroutes, de désunions en querelles assassines, de faveurs personnelles des gouvernants en fanatisme idéologique des " décideurs ", qui s'étonnera de ce que le déficit commercial européen qu'il s'agissait de résorber se soit considérablement aggravé[13] ?
Sans le claironner, la Commission Européenne prend acte de ce bilan déplorable en limitant désormais les ambitions de l'Union à la maîtrise des technologies de base[14], sans plus de velléités industrielles ou commerciales. Pourtant, la maîtrise pratique de l'ensemble de la filière multimédia, est plus que jamais d'actualité pour qui prétend épouser cette nouvelle division internationale du travail. Si l'Europe, forte de ses savoir-faire éditoriaux veut encore croire à la fable du développement autonome des services, elle s'enfoncera plus encore dans l'impasse actuelle. Là encore, le passé récent est édifiant. Le discours de justification des reculs industriels dans l'informatique promettait une revanche du " génie européen " dans les domaines nobles des logiciels et des services. Aujourd'hui, qui peut citer un logiciel européen de renommée mondiale ? Qui peut nier que plusieurs sociétés américaines de services figurent dans les dix premières européennes tandis que la première européenne disparaît dans "l'épaisseur du trait" des statistiques américaines ?
Le bilan est lourd et l'on comprend que les élites qui en portent la responsabilité préfèrent jouer la carte de la virginité. Nouveau terrain, nouvelles règles du jeu, révolution technologique et sociétale, toutes les diversions sont bonnes pour qui s'est fait battre, en bonne et due forme, sur son propre terrain, avec ses propres armes. Les évangélistes français de l'internationalisation marchande nous pressent aujourd'hui de reprendre à notre compte la prophétie étasunienne, renforçant ainsi sa probabilité d'auroréalisation. Mais dans cette guerre qu'ils se promettent de remporter pour leurs commanditaires, la compétence des généraux-mercenaires n'est malheureusement pas la seule question qui assaille le fantassin. Sans avoir jamais fréquenté le MIT ni le forum de Davos, il peut, avec Michael Dertouzous ou Sherry Turkel[15], douter de ce que la cyber-compétition apporte une quelconque solution au chômage ou aux problèmes sociaux.
Asdrad Torres
Page réalisée par Asdrad TORRES
Dernière mise à jour : Jeu 13 juil 2000