Page d'accueil | Infos personnelles | Articles

La société de l'information :
uchronie atopique au service d'une idéologique


Les discours du pouvoir, vaste recueil de ses signes, se comprennent mieux que le pouvoir… Ce qui fait illusion. On entend dans les discours la voix du pouvoir. Or, précisément, le discours du pouvoir diffère du pouvoir effectif : il le dissimule.[…] Le pouvoir ne consiste ni en un seul code ni en une réponse stéréotypée à tous les codes, mais dans la capacité de disposer de tous les codes. Ce qui ne suffit pas à le définir [...][1]

Le thème de cet atelier nous invite à nous pencher sur la société de l'information en tant que nouvelle utopie. En ce qui concerne la nouveauté du propos, des chercheurs participants à ce colloque[2] ont largement contribué à la mise en évidence de la généalogie des idées ayant conduit à l'élaboration de la notion de société de l'information. Les mêmes chercheurs ont souligné que cette notion est extrêmement présente, en tant que telle, dans la pensée politique de la deuxième moitié de ce siècle. Le thème revient périodiquement sur le devant de la scène, jamais vraiment à l'identique, jamais vraiment différent.

Une fois la nouveauté déconstruite, resterait à se pencher sur la dimension utopique du propos. Cet atelier nous invite, en particulier, à aborder la question sous l'angle d'une composante d'un discours d'accompagnement. On pourrait s'atteler à l'analyse de certains discours des "élites dirigeantes", y rechercher les régularités, en identifier les pivots, etc. On pourrait, avec méthode, construire et justifier un corpus de "textes" qui constituerait un matériau de travail authentifiable dont l'analyse serait objectivement préhensible à la critique.

Pourtant, la formulation même du thème de notre atelier classe la question que nous nous posons sur le plan de la critique de l'idéologie. Or, le risque majeur qu'encourt une telle critique est précisément de se cantonner à une critique idéologique de l'idéologie. Pour "naturels" qu'ils paraissent, les rudiments de méthode que j'exposais à l'instant nous y précipiteraient irrémédiablement. En effet, le caractère idéologique de l'idéologie n'est en rien argumentable de l'intérieur du discours idéologique. La critique du discours idéologique suppose établie sa dimension idéologique, faute de quoi elle est condamnée à idéologiser le discours qu'elle critique, c'est-à-dire à faire ressortir l'idéologie du discours lui-même. Ce faisant, la critique se désarmerait en commettant une confusion fondamentale. Un discours idéologique n'est pas un discours aux accents idéologiques mais une idéologie en discours. La critique d'une idéologie n'est pas la critique d'un discours. C'est la critique radicale de tous les discours empruntables par cette idéologie. La critique du discours idéologique est la poursuite de cette critique. Elle s'attache à identifier les ressorts discursifs mobilisés pour masquer le caractère idéologique des conceptions qu'il met en discours[3]. C'est en se concevant et se pratiquant comme telle qu'elle peut espérer échapper à sa propre idéologisation.

Ces considérations ne sont pas sans portée pratique. Faute de remettre la critique sur ses pieds, nous risquerions de passer notre temps à courir après les derniers gadgets du discours idéologique. En perpétuel renouvellement, bénéficiant de moyens considérables tant pour sa production que pour sa reproduction, le discours idéologique dominant rebondit allègrement sur les critiques idéologiques, reconstruit en permanence ses lignes de fuites, épouse les modes et les aspirations, échappe à l'enfermement de la non-critique bien pensante[4]. Sa principale faiblesse n'est pas dans l'ordre du discours, même si de nombreux discours qui la servent ne manquent pas de faiblesses[5]. Elle se trouve à la source de l'idéologie qui l'alimente, c'est-à-dire dans ce qui constitue ces discours en discours idéologiques. La tâche première de la critique du discours idéologique de la Société de l'Information est donc de rendre intelligibles les modifications réelles ou supposées dont le concept de "Société de l'Information" prétend rendre compte. C'est un travail de longue haleine[6] dont ce colloque peut être un moment[7].

À ce stade de la réflexion, la tentation était forte de décliner l'invitation qui m'était faite par les organisateurs. Revenant à l'intitulé de l'atelier, je me suis sincèrement demandé quel espace critique je m'autorisais encore à occuper, ici et maintenant, sans prendre aussitôt le contre-pied d'une résolution à peine affichée. En effet, la question de savoir si la société de l'information est, ou non, une utopie relève de la critique idéologique. L'appréciation de la réponse à la question repose sur un jugement moral porté sur l'utopie elle-même ou, plus sophistiqué, sur une déclinaison d'acceptions. Je tenterai une approche à la fois plus "académique"[8] et, je l'espère, moins idéologique[9]. Mon propos pourrait s'apparenter à l'application d'une "grille de lecture utopique" à la société de l'information, en tant que projet de société.

Il s'agit donc, avant tout de méthode. Quel éclairage des fonctions du discours sur la société de l'information apporte la comparaison de ce discours au récit utopique, eu égard aux fonctions de ce dernier et à l'articulation entre les principes de récit et ses fonctions ?

Le programme de travail est alambiqué. L'objectif ne l'est pas moins.

Cette approche fait d'entrée de jeu ressortir une différence fondamentale "entre" l'utopie et la société de l'information. Le récit utopique (RU) revendique un rôle constitutif dans l'utopie alors que le discours sur la société de l'information (DSI) revendique un caractère objectif. Là où, sans nier l'élan qui l'anime, le récit utopique cherche à contribuer à l'émergence des conditions subjectives de son propre dépassement[10], le discours sur la SI prétend rapporter des transformations objectives qu'il décrit. Paradoxalement, alors que le premier entend user de l'artefact littéraire pour mobiliser (au moins libérer) les esprits, le second recourt à la narration apologétique et prophétique. D'un côté, un récit tourné vers un possible autre[11]. De l'autre, l'exposé d'un devenir dit réel et dit autre.

Cette différence empêche radicalement le DSI d'emprunter le ressort essentiel du RU : le déplacement.

Dans le RU, le non-lieu est la forme absolue du déplacement spatial. Il permet d'échapper aux contingences admises de tout lieu connu et laisse ouverte la question de la distance temporelle, donc de la contemporanéité. Pour l'essentiel le DSI ne situe pas l'action qu'il relate dans un monde non contingent, même s'il la présente comme une organicisation du monde. Il décrit plus une situation d'autodépassement que de basculement. Même le cyberespace ne remplit pas ce rôle de lieu de substitution. Il est considéré soit comme modèle, soit comme métaphore. Dans le premier cas, il s'agit de généraliser à l'ensemble de la société des règles d'organisation "observées" dans un microcosme et non d'abandonner la société pour "vivre" dans ce microcosme. Caricature de cette référence idéalisée, la proposition du tout-internet[12] tend, comme tout projet religieux extrémiste, à dissoudre ce type de différence. Dans le second cas, le cyberespace fonctionne comme métaphore consommée de l'hominité. La "conquête" du cyberespace est alors le dépassement d'une frontière intérieure, un projet pour l'humanité en tant que telle avant d'être le défrichage d'un nouvel eldorado qu'il s'agirait de rendre accessible au plus grand nombre[13].

L'invention d'un non lieu peut être un artifice libératoire permettant d'illustrer la possibilité d'une société fonctionnant selon une logique radicalement distincte. En ce sens l'utopie est un moyen d'interrogation et de mise en cause de la société contemporaine, notamment de ses aspects qualifiés "d'incontournables". Qu'il propose de rester "ici", de se fondre en un ailleurs ou d'explorer une frontière intérieure;  le DSI en vient à multiplier les lieux, situant la société de l'information ici et ailleurs, à la fois exogène[14] et déterminante. Là où le RU s'attache à dessiner les contours d'un lieu[15] afin de soumettre à l'examen ses règles de gouvernement, le DSI soustrait son objet à tout examen, écartant tout cadre. Quand le RU convoque un lieu de nulle part, le DSI s'éparpille dans les méandres de situations[16] et ne conduit nulle part, seul "lieu" authentiquement global. Le DSI n'est pas utopique mais atopique. Il l'est doublement puisque discourir sur nulle part ne conduit à privilégier aucune position, légitimant ainsi de n'en assumer aucune[17].

L'étymologie d'utopia justifie qu'on s'intéresse au lieu comme construction de l'espace. On ne saurait cependant exploiter les éclairages qu'apporte le récit utopique sans traiter du rapport au temps qu'il introduit. Le RU est également un récit, à bien des égards, uchronique. Il est cependant impossible d'exhiber une modalité référentielle d'une uchronie qui en emprunte de nombreuses. Du point de vue qui nous intéresse ici, le RU introduit une rupture dans le temps et dans la causalité. Le RU nous transporte dans un autre temps, en rupture historique ou parallèle. Un temps dans lequel le temps sera souvent annihilé à travers l'immobilité de la perfection, appuyée parfois par l'évocation de longévités qui tiennent lieu d'éternité par comparaison à toute temporalité sociale connue. Quant à savoir comment cette rupture peut être politiquement réarticulée au présent, dans l'action, à travers un projet, la question concentre la majeure partie du débat qui se noue autour de l'utopie et de ses variantes. Car une contre-utopie comme la formulent Wells ou Orwell n'est pas le contraire de l'utopie, mais plutôt une utopie contraire ou contrariée. Même l'anti-utopie, qui est dénonciation de l'utopie comme "objet inadéquat de l'espérance", reste prisonnière d'une primauté accordée au futur sur le présent[18].

 

S'il fallait ne retenir qu'un seul éclairage de la grille de lecture utopiste, je choisirais sans hésiter la mise en relief du rapport au temps auquel se réfère le DSI. Car, dans le RU comme le DSI le rôle de l'espace est secondaire, prétexte ou camouflage.

Le DSI exploite bien le vocabulaire de la rupture[19], mais se garde de toute fracture temporelle. Au contraire du RU, il insiste sur la continuation. Comme le rappellent la métaphore du train et son corollaire l'urgence, la SI est déjà là tout en étant en devenir; inscrite dans le présent, emplissant le futur, point d'orgue d'un passé où elle puise son énergie cinétique[20]. Sous l'apparence de la réconciliation des temps, l'objet du discours devient insaisissable. Dispensé de rendre compte au présent, puisqu'en devenir. Dispensé d'être mis en question puisque déjà là[21]. C'est un discours impératif et projectif, la mise en discours d'une conception de l'histoire où le futur simple est le temps majeur. En cela le DSI semble renouer avec le RU[22].

Cette réconciliation n'est possible qu'au prix d'une confusion de taille : confusion du temps physique et du temps social, c'est-à-dire d'une mesure et d'un rapport[23]. Le rôle majeur assigné à la technique, combiné à l'affirmation de son autonomie naturalisent un "impératif social" sous la contrainte d'un temps désocialisé. Pourtant la célébration du présent pourrait laisser penser que le DSI en fait le temps majeur. Or les deux figures principales de la glorification du présent invitent à s'interroger sur un temps dont le degré de sollicitation reflète médiocrement l'épaisseur qui lui est donnée.

L'apologie de l'instantané ne se contente pas d'ignorer les contradictions, principalement en prétendant accompli l'écrasement du temps, qu'elle appelle et qu'elle chante. Elle conduit à ne considérer, dans la réalité, que la part qui se plie[24] (plus exactement telle qu'elle plie, c'est-à-dire telle qu'elle se trouve transformée une fois pliée) ou est susceptible d'être pliée à ce temps replié. Passée à travers ce crible, il ne reste de la technique que les nouveautés factices ou mystifiantes du marketing, précisément conçue pour faire l'actualité d'un présent réduit à l'insaisissable passage du quotidien.

Le temps immédiat perd sa substance dans la disparition des temps longs. Rebaptisé temps réel, il nie tout autre temporalité jusqu'à se nier lui-même. Prétendant s'inspirer de la "science" informatique ce temps factice s'en détourne. Là où le temps réel est complexité, mise en question de la synchronicité des temps et des événements, combinaison des temps et des durées, la dictature idéologique du temps réel n'en retient que la vulgate sous-technique de la brièveté. Là où l'objectif est de réagir à un environnement complexe, le culte de l'instantané n'est que négation de la complexité, nivellement. Il ouvre le chantier exaltant de la chasse aux temps morts - toujours trop longs, quelle qu'en soit la durée - pour proposer l'éternité mortifère du présent permanent où la variété est pulvérisée dans la répétition propre au temps cyclique sans durée.

Quant au passé, le DSI l'articule au présent de manière singulière…La révolution informatique sensée être à l'origine du changement de société (qui n'assume pas de s'appeler révolution) que dit représenter l'avènement de la  SI s'apparente plus à un enchaînement au temps cumulatif du "progrès" qu'à une "rupture de la chaîne des temps".

Dans ce discours, le passé est, au mieux, un héritage qui s'impose. Ce décollement historique[25] considère l'histoire comme catégorie indépendante récusant toute dialectique des temps. Le passé est un donné cumulatif et non un fait agissant, refusant ainsi au présent d'être le temps d'action[26] du passé. Cumulatif, le passé se réactualise au présent sans être du présent. Au regard de cette conception du passé, l'action au présent existe, mais se trouve ramenée à l'action dans la quotidienneté[27].

Mais l'apport principal de la confrontation du DSI au RU n'est pas là, dans ce questionnement de leurs rapports respectifs à l'espace, au temps et à l'action. Il est bien plus dans le statut qu'ils revendiquent vis-à-vis des idées et représentations qu'ils portent. Là où le RU se dispose à assumer sa paternité, le DSI proclame son objectivité. Or cette distinction s'appuie sur un postulat.

Comme tout discours, le DSI puise sa force[28] dans la part de connaissance qu'il véhicule ou paraît véhiculer. Celle-ci s'appréhende si l'on considère la SI comme une métaphore[29] de la mondialisation et le DSI comme un récit métaphorique (RMSI), une expression refoulée du capitalisme. Or ce qu'il raconte semble familier, non seulement du fait de sa répétition frénétique, mais aussi parce qu'il réplique métaphoriquement une conception[30] des rapports sociaux, elle-même familière. Il fonctionne comme un miroir magique dans lequel le capitalisme se donne à voir [et se contemple].

Métaphore sans "foyer"[31], le DSI est bien plus : une métaphore généralisée[32], une allégorie de l'idéologie libérale (et non du capitalisme mondialisé). En tant que récit allégorique, le DSI est une mise en scène mystifiante, par les élites dirigeantes, de leur propre absence de projet, sous la forme d'un idéal à accomplir.

Au-delà des réserves de méthode évoquées en introduction, la caractérisation du DSI comme un récit allégorique met en question la responsabilité de la critique du discours idéologique. En prenant le DSI pour ce qu'il prétend être[33], la critique de ce discours mystifiant est plus qu'inefficace[34]. En confondant l'idéologie qui sert de clé de voûte à l'allégorie et l'idéologie dont elle est l'analogie mystifiante, la critique du discours est elle-même mystifiante dans ce qu'elle crédibilise la société de l'information comme objet et substance.

Ce que l'on a pris l'habitude d'appeler le discours sur la Société de l'Information n'est en fait que le Discours de la société de l'information. Et, au bout du compte, le premier discours sur cette société de l'information est le discours "critique".



[1] Henri Lefebvre - De l'État

[2] Je pense tout particulièrement à Armand Mattelart et Philippe Breton.

[3] Cette critique pouvant nécessiter la mise en lumière des conceptions mises en discours. Cette analyse doit elle-même se faire critique si elle veut rendre compte des conditions de production de l'acte de communication que constitue la mise en discours.

[4] Critique légale.

[5] Qu'il serait irresponsable de ne pas exploiter ; la lutte des classes n'ayant que faire de règles aristocratiques du duel discursif.

[6] La contribution des recherches évoquées en introduction s'inscrit bien dans cette démarche. Certes, elles permettent de contester, au plan du discours, la revendication de la nouveauté. Mais c'est surtout parce qu'elle inscrivent l'émergence, la transformation et la résurgence des idées dans l'histoire sociale, politique, économique et technique qu'elles établissent le caractère idéologique des discours "naturalistes".

[7] La diversité des organisateurs de ce colloque correspond assez bien à l'ampleur nécessaire de la mobilisation : éducation populaire ; carrefour syndical, politique et universitaire ; critique sociale de la technique.

[8] En tant qu'heuristique, sans m'y enfermer.

[9] L'un ne découlant généralement pas de l'autre. Au contraire !

[10] Au sens littéral où la réalité dépasse la fiction.

[11] Sans de prononcer sur les conditions de possibilité qui en feraient un autre possible.

[12] Tel que le définit Philippe Breton.

[13] Bien que présente, cette métaphore ne joue qu'un rôle périphérique.

[14] Dans son inéluctabilité technique découlant d'un processus autonomisé.

[15] Parfois jusqu'à la caricature de l'insularité; la délimitation pouvant être nécessité constitutive (par ex. l'Utopia de More est une île artificielle) sans vouloir pour autant borner le "projet" utopique.

[16] Pas même des lieux

[17] La neutralité du rapporteur qui aurait tout pris (ou tout appris) et tout porté sans rien perdre ni altérer.

[18] Au sens où "le présent est agi en fonction du futur" (D.Bensaïd).

[19] Société nouvelle, économie nouvelle.

[20] Dans le Progrès.

[21] D'où la circonscription opiniâtre de l'espace de débat à la "minimisation des effet négatifs et la maximisation des effets positifs".

[22] Ou du récit contre-utopique si l'on en retient les lectures critiques.

[23] Comme dans la métaphore du train, l'horloge et la fiche horaire permettent de mesurer le "retard" d'une société.

[24] "déjà"…

[25] Historiciste.

[26] Où alors dans sens où l'action ne serait que conformation, le présent de conformant à ce que le passé lui impose d'être.

[27] Une espace-temps suffisant pour une "projection de société" sans projet de société.

[28] Son efficacité dépend de nombreux autres facteurs.

[29] La métaphore est le vrai "déplacement" du discours non utopique sur la SI.

[30] Une idéologie, mais c'est autre histoire…

[31] Sauf à considérer que le réseau est ce foyer. Mais, là encore, ce serait mécomprendre que le réseau est la trame d'une allégorie de la société.

[32] Continuée.

[33] Un discours sur la"société de l'information"

[34] C'est, d'une certaine manière ce que ne fait Philippe Breton lorsqu'il analyse le tout-internet. Il ne prend pas ce discours au mot, mais "au-delà" des mots, dans toute sa puissance métaphorique. Ce faisant, sans le théoriser, il ne prend pas le DSI pour ce qu'il dit être puisque la cohérence qu'il lui restitue interdit cette possibilité d'être.



Page d'accueil | Infos personnelles | Articles


Page réalisée par Asdrad TORRES
Dernière mise à jour : Mer 28 nov 2001