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La conférence ministérielle des sept pays les plus riches et des membres de la Commission Européenne consacrée à la société de l'information[1] aurait, nous dit-on, accouché d'une souris. "Une grand-messe dont on attend des échanges d'idées beaucoup plus que des décisions immédiates" commentait, à la veille de l'ouverture, Anne Lauvergeon, émissaire de l'Élysée à cette réunion[2]. Force est de constater que les résultats sont des plus maigres si l'on s'en tient aux nombre de décisions arrêtées ou à la clarté des engagements. Pourtant, loin de crier au demi-succès, toutes les délégations ont pris soin de souligner la bonne volonté manifeste de chacun. D'entrée de jeu, le report des question conflictuelles à d'autres échéances[3] et l'absence d'objectifs affichés était là pour souligner le caractère symbolique de la manifestation. Ne s'agissait-il pas, pour les gouvernements, de proclamer l'avènement d'une nouvelle société, d'un nouvel ordre mondial régit par l'information ? Mais l'effet d'annonce ne suffit à clarifier le rôle qu'ils s'assignent. Commentateur, acteur ou greffier, la palette est la large.
Depuis une dizaine d'années, le mouvement généralisé de déréglementation, de privatisation et de désengagement de l'État conduisait à s'interroger sur la conception que le personnel politique en place se fait de ses missions. Comme pour enfoncer le clou, cette réunion du G7 s'est ouverte par un table ronde réunissant 45 chefs non pas d'États mais d'entreprises ! Certes, ni le G7 ni la Commission Européenne n'ont jamais brigué la palme de la représentativité démocratique. Mais entre l'autonomie de dirigeants politiques vis à vis de la société civile et leur mutation en porteurs de serviettes des multinationales, un pas a incontestablement été franchi. Ce fait sans précédent n'est pas la conséquence d'une pression politique occasionnelle exercée par les éléments les plus ultra libéraux : des républicains américains, aux conservateurs britanniques en passant par les avocats du "tout-privé" de la Commission Européenne. Labourant le sillon tracé par Martin Bangemann lors de la création du "Groupe de Haut Niveau"[4], l'initiative en revient à l'ex-président de la Commission, Jacques Delors. Il ne vient pas plus combler un oubli de consultation des intentions et doléances du patronat. Ce dernier n'a pas attendu l'invitation des organisateurs pour faire savoir dans quel sens il souhaitait voir s'orienter la politique des États. Moins d'un mois avant la réunion du G7, trois grandes associations patronales de l'électronique, de l'informatique et des télécommunications[5] avaient uni leurs voix pour formuler leurs avis aux représentants des gouvernements. "L'Industrie des technologies de l'information, avertissent-ils, appuie sans réserve les politiques en matière d'Infrastructure Globale de l'Information qui adhèrent aux principes suivants : direction des affaires confiée au secteur privé et guidé par la concurrence; interopérabilité[6], confidentialité et sécurité des données [échangées à travers les réseaux]; réel accès international; protection des droits de propriété intellectuelle; coopération internationale en matière de recherche et développement (R&D) et dans les nouvelles applications, ainsi qu'un accès libre aux programmes de R&D financés par les gouvernements; levée des barrières s'opposant au commerce et à l'investissement; soutient aux projets dans les pays en développement."[7] Un cocktail d'idéologie pure et de réalisme économique où le credo du laisser faire total côtoie la subvention déguisée. Le message a été entendu et répété puisque ce sont précisément les membres de ces associations professionnelles qui ont fournit le point de départ des débats des politiques. Les recommandations d'un lobby ont alors pris valeur de préconditions.
N'est-ce pas un peu forcer le trait que d'insister sur cet enchevêtrement de connivences et de subornation de représentants d'états démocratiques, et de mettre en avant ce qui pourrait n'être qu'une malencontreuse assemblée de pdgs ? Malheureusement, l'événement n'est que le premier maillon d'un enchaînement qui pour être logique, n'en est pas moins inquiétant. Une fois le cahier des charges élaboré par les industriels, les "politiques" se sont attelés à sa traduction juridique et réglementaire. Lorsqu'on sait que Günter Rexrodt, ministre allemand de l'économie et promoteur de la privatisation accélérée de Deutsche Telekom, occupait le rôle de modérateur des débats, on n'ose imaginer qui incarnait l'extrémisme. La question des moyens concrets n'a été abordée qu'en troisième position à travers les infrastructures, les applications et leur accessibilité. Quant à aux aspects sociaux, sociétaux et culturels, leur placement en dernière ligne de l'agenda ne les dispensa pas d'être "modérés" par le commissaire européen Martin Bangemann, chaud partisan de la marchandisation culturelle et prosélyte de la compétitivité comme paradigme du progrès. Un déroulement suivant l'ordre strictement inverse aurait fourni un tout autre éclairage. Et la présence des exclus de ce sommet (syndicats, associations, ONG, universitaires,...) aurait pu permettre de dessiner les contours d'une société privilégient les aspirations du corps social à mettre en oeuvre l'énorme potentiel du progrès technique, fruit du travail et de l'intelligence de l'humanité toute entière.
La contradiction entre une conférence placée sous le signe de la "Société de l'Information" et des débats où les priorités sociales sont déclassées n'est qu'apparente. C'est bien un projet de société qu'ont avalisé les sept pays les plus riches. Le glissement sémantique qui a fait passer de l'infrastructure de l'information[8] à la société de l'information prend ici valeur de symbole.
Tout d'abord parce qu'il sanctionne le triomphe d'une appréhension de la société élaborée par l'équipe rassemblée autour de président des États-Unis, William Clinton. Elle mérite que l'on s'y intéresse car elle décrit les principes communs retenus par les grands de ce monde pour gouverner la planète. Robert Riche, ministre du travail et "plus proche conseiller" du président, a forgé le socle théorique justifiant l'intérêt pour les États-Unis de se doter d'une infrastructure de télécommunications performante[9]. Cette orientation prioritaire repose sur une double analyse. D'une part, la thèse centrale est que "l'influence décroissante de la nationalité des firmes", et la libre circulation des capitaux limitent le champ du politique à la séduction d'investisseurs anonymes, apatrides et volages. C'est précisément l'exercice auquel se sont livrés pendant trois jours les ministres du G7. D'autre part, les États-Unis doivent impérativement prendre une position maîtresse dans les secteurs émergeant de cette nouvelle économie où l'information deviendrait la marchandise à plus haute valeur ajoutée. Ces deux raisonnements convergent enfin vers l'impérieuse nécessité de doter la nation d'une infrastructure informationnelle susceptible de décupler la compétitivité d'une main d'oeuvre d'excellence.
Le modèle présente l'inconvénient de laisser sur le quai la majorité des populations laborieuses, y compris dans les pays industriellement les plus avancés. Seule une nouvelle de couche de "privilégiés" (ingénieurs, juristes, créateurs, analystes financiers, etc.) en bénéficieraient suffisamment pour voir ses conditions de vie s'améliorer. Robert Riche peut toujours évoquer le souhait d'une économie mondiale qui "n'impose pas de limite particulière au nombre d'Américains susceptibles de vendre des services de manipulation de symboles"[10]. Les frontières du rêve impérial coïncident avec les barrières dressées par l'injustice sociale et l'incapacité d'assurer l'égalité des chances devant la formation. La régression des budgets sociaux dans l'ensemble des pays rend illusoire le rattrapage des écarts. La démission des États face à leurs missions d'aménagement du territoire par les infrastructures les conduit vers une perte des rares contrôlent restaient en leur mains. Ce désengagement de l'État est cependant loin de signifier la disparition des équipements collectifs. "Tout juste" implique-t-il la redéfinition du collectif lui-même. Commentant la profondeur de la dualisation de la société, Robert Riche reconnaît volontiers que "le manipulateur de symboles n'hésite pas à consacrer une partie de ses revenus individuels à des investissement collectifs. Mais de manière croissante, il ne partage les équipements collectifs ainsi mis en place qu'avec d'autres manipulateurs de symboles."[11] Pour être globale, l'infrastructure de l'information n'en serait pas moins privative.
L'intérêt des États-Unis à entraîner ses principaux partenaires commerciaux sur le terrain des technologies de l'information où ils règnent sans partage se conçoit aisément. Le ralliement des membres du G7 à ce modèle au rabais, s'explique néanmoins par la place de choix qu'il assigne aux pays développés dans la perspective d'une nouvelle division internationale du travail. De plus, il offre un second souffle à un personnel politique qui commençait à désespérer de convertir aux vertus du marché des populations qui en mesurent chaque jour les effets dévastateurs; à travers la paupérisation et l'exclusion. Déjà la concurrence des pays en développement et des nouveaux pays industrialisés avait considérablement affaibli les secteurs manufacturiers des grandes citadelles. Ensuite, le développement des télécommunications avait exposé les services à faible valeur ajoutée - tels que les opérations routinières de gestion ou les saisies de bordereaux - à la concurrence de pays pauvres. On voit désormais s'affirmer sur le marché mondial de la conception informatique, tâche noble, des pays comme l'Inde ou le Brésil. En roulant à tombeau ouvert sur l'autoroute de l'information, les pays les plus riches tentent tout simplement de faire lâcher prise à leurs concurrents moins fortunés. Le choix du G7 comme cadre de concertation - et non une conférence mondiale - prend alors un sens symbolique.
L'hypocrisie d'un projet prétendument bénéfique pour l'ensemble de la planète n'en est que plus patente. Mais quelle est la fonction de prises de positions telles que celle d'Albert Gore lorsqu'il affirme : "le Président des États-Unis et moi-même sommes persuadés que la création de ce réseau de réseau [l'infrastructure globale d'information ndlr] est un prérequis essentiel au développement soutenable pour tous les membres de la famille humaine"[12] ? La première, presque primaire, est de militer pour la création d'un marché de terminaux, d'infrastructures et de services informationnels que les États-Unis se feront fort de servir le moment venu. Mais ce discours est également doublé, d'objectifs à très court terme comme en témoigne l'exhortation "à suivre l'exemple de l'Argentine, du Venezuela, du Chili et du Mexique"[13] sur la voie de la privatisation de leurs télécommunications.
Enfin, le projet de Société Globale de l'Information imposé au monde par le G7 ne gagne en véracité qu'au mépris de la réalité vécue par les peuples. Que pèsent les promesses d'aide des pays riches ? Au chapitre des symboles, faut-il rappeler que la semaine précédent le G7, avait vu l'Union Européenne ajourner ses discussions sur le huitième fond européen de développement et prendre congés des ministres de soixante-dix pays signataires de la convention de Lomé venus exprès à cette occasion ? Et que dire du sommet mondial de Copenhague[14] consacré au développement social dont nul n'ose prétendre qu'il sera suivi d'effets[15] ? "La réalité, rappelait le seul officiel africain invité au G7, est qu'il y a plus de lignes téléphoniques à Manhattan, que dans l'Afrique subsaharienne"[16]. Et il aura fallu toute la diplomatie de Federico Mayor, pour ne pas relever l'indécente affirmation selon laquelle "le développement d'une infrastructure de l'information et de ses applications constituait le défi le plus important à relever en cette fin de XXe siècle"[17]. Le directeur général de l'Unesco, préféra insister sur la nécessité que "l'infrastructure globale de l'information soit plus qu'un simple système de superautoroutes d'informations. Les besoins les plus urgents et les plus difficiles à satisfaire sont partagés par des groupes de populations qui habitent dans les quelques 600 000 villages à travers le monde encore dépourvus d'électricité"[18].
Asdrad Torres
Page réalisée par Asdrad TORRES
Dernière mise à jour : Jeu 13 juil 2000