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Sur les "autoroutes de l'information", la ruée des géants de la finance


Le vice-président Albert Gore n'a de cesse de marteler que les autoroutes de l'information sont une priorité stratégique pour les États-Unis. Sous l'appellation officielle d'initiative pour une infrastructure nationale d'information (NII), il invite les Américains à révolutionner leurs modes de vies, promettant la prospérité à tous. Parallèlement les grandes entreprises d'informatique, de télécommunications, d'audiovisuel amorcent la construction d'un réseau continental d'un type nouveau, mêlant informatique, télévision et téléphonie. Mais leurs préoccupations semblent bien éloignées de l'intérêt public. Peut-on concilier la nouvelle justice sociale pour laquelle l'administration Clinton prétend militer et la rentabilité financière imposée aux firmes par leurs actionnaires ? C'est la contradiction qu'entend dénouer le gouvernement fédéral en usant de l'outil réglementaire.

L'infrastructure nationale d'information (NII) aidera à "créer des emplois à hauts revenus", à "résoudre la crise du système de santé", à "remettre en état le système éducatif et scolaire" et "renforcera la domination technologique américaine"[1], etc. Le projet est-il creux au point qu'il faille le décrire par des formules dignes des harangues électorales les plus éculées ? La "littérature" officielle s'efforce de démontrer le contraire en émaillant ses argumentaires d'exemples concrets tirés de projets pilotes bien réels.

Dans le cadre du Texas Telemedecine Project, un médecin généraliste travaillant dans un centre de soins peut, grâce à un système de vidéo communication à haut débit, montrer la radio de son patient à un spécialiste se trouvant à des centaines de kilomètres et recueillir instantanément son diagnostic. Le choix du Texas ne doit rien au hasard. Au cours des dix dernières années, cet état a vu disparaître plus de 70 hôpitaux. Telemedecine se veut donc un palliatif à la pénurie de spécialistes engendrée par la désertisation hospitalière, principalement en zone rurale.

Autre exemple, à Harlem, les télécoms se proposent se reconstruire une société en délitescence. Dans le cadre d'un projet de rénovation, la mairie de New York envisage de mettre en place un réseau de vidéoconférence par fibre optique reliant des locaux communautaires à des services publics, des écoles, voire des entreprises. Il servirait aussi bien à enseigner les bases de l'éducation parentale aux adolescentes mères de famille qu'à mettre en place des tutorats entres jeunes désoeuvrés et salariés de société new-yorkaises.

Impossible de clore ce rapide panorama, sans mentionner les insuffisances du système éducatif américain dont les 90 millions d'adultes illettrés ne sont qu'une des manifestations les plus saillantes. Devant l'ampleur du problème, le discours officiel retrouve certaines précautions oratoires reconnaissant que "la technologie seule ne peut corriger les défauts du système américain d'éducation et de formation"[2]. Mais ce n'est que pour mieux céder à la glorification technologique en s'extasiant du fait que "de Harlem à Honolulu, les réseaux électroniques déclenchent une fièvre que les salles de classe américaines n'avaient pas connues depuis l'aventure spatiale"[3]. Une "aubaine" que la majorité des élèves d'écoles publiques manqueraient si la NII n'était pas développée. En effet, au cours de l'année 1992, moins de 15% des écoles ont eu recours, ne serait ce qu'une fois dans l'année, aux réseaux éducatifs et seules 22% possèdent l'équipement électronique minimal pour se connecter sur ces réseaux.

Albert Gore a beau jeu de faire vibrer la corde égalitaire en affirmant que "si nous permettons à la superautoroute de l'information de laisser de côté les secteurs les plus démunis de la société - même pendant une période transitoire - nous découvrirons que ceux qui sont <<riches>> en information seront encore plus riches et que les pauvres seront encore plus pauvres sans aucune garantie pour chacun d'être, un jour futur, connecté au réseau "[4]. Mais, devant l'ampleur et la multiplicité des défis que la NII est sensée relever, il est permis de s'interroger sur l'adéquation des moyens aux problèmes : l'illétrisme ne découle pas plus des inégalités d'accès aux derniers produits de télécommunications que le chômage et la criminalité ne dérivent du sous-équipement en fibre optique.

Il est surtout marquant que l'engagement financier de l'administration dans cette initiative stratégique soit insuffisant pour peser significativement sur les orientations de la NII. Le gouvernement fédéral promet de débourser 1,2 milliards de dollars annuels au cours des prochaines années alors que les experts chiffrent l'investissement nécessaire à l'édification de la NII à 100 ou 300 milliards, selon le niveau de généralisation souhaité. A elles seules, les compagnies régionales de téléphone, prévoient de dépenser entre 25 et 50 milliards de dollars sur la même période pour développer leurs autoroutes de l'informations, cette somme venant s'ajouter à leurs 100 milliards d'investissements déjà prévus[5]. Des chiffres que le gouvernement ne conteste nullement puisque, selon ses propres estimations, le secteur privé des télécoms investit chaque année 50 milliards de dollars dans l'infrastructure[6].

De plus, tous les fonds fédéraux alloués au titre de la NII ne correspondent ni à de nouveaux budgets, ni au développement de l'infrastructure de télécommunication. En tant qu'axe stratégique, la NII devient un programme fédérateur qui chapeaute certaines initiatives préexistantes. S'y trouvent pêle-mêle rassemblés la recherche et le développement d'ordinateurs à hautes performances, la conception de logiciels sophistiqués et le développement de services susceptibles de tirer parti de la future infrastructure.

Enfin, rien ne permet d'affirmer que les sommes promises seront effectivement débloquées. Nombres d'entre elles doivent recevoir l'aval du Congrès et leur attribution mécontente invariablement certains lobbies, ne serait-ce qu'en raison de la diversité des candidats à l'aide fédérale : chaînes de télévisions, réseaux câblés, opérateurs téléphoniques, constructeurs informatiques, sociétés de logiciel, serveurs d'informations à valeur ajoutée...

Déjouant la critique, Albert Gore préfère abandonner le terrain de l'infrastructure et du contenant pour investir celui du contenu, à la fois plus concret et plus immatériel. "Il est important," assène-t-il, "lorsque l'on traite de l'âge de la communication, de ne pas parler seulement de technologie mais aussi de communications. Parce que de communications découle communauté"[7]. L'administration espère ainsi concilier son orthodoxie libérale quotidienne et la promesse d'un futur socialement plus justice. "Laissons le secteur privé construire l'infrastructure car il fera toujours à un coût moindre que l'État; il sera temps ensuite de proposer, sur cette infrastructure, les services reconnus socialement prioritaires", est, en substance, la politique du gouvernement Clinton.

Renonçant à peser financièrement sur les orientations stratégiques, il fait de l'action réglementaire sa dernière ligne de défense de l'intérêt public. Or, la nouvelle politique législative des télécommunications se révèle n'être qu'une pirouette : moins d'un mois après annoncé une réforme qui garantirait l'accès de tous à la NII[8], le vice-président Albert Gore mettait en garde contre le fait que "l'action législative et réglementaire à elle seule ne nous emmènera pas là où il faudrait que nous soyons."[9]

La politique réglementaire de l'équipe Clinton vise, officiellement, à empêcher la constitution de monopoles qui viendraient fausser les règles de la concurrence. Elle délaisse ainsi le théâtre du contenu qu'elle prétendait défendre pour concentrer son attention sur l'accès pour tous - à un coût le plus bas possible - à un service minimal qu'elle se garde bien de définir. Mais quelle sera l'efficacité réelle des lois antimonopolistes ? L'actuel ministre du travail lui-même, ne peut s'empêcher d'en rappeler la perversité lorsqu'il évoque les conséquence de l'adoption du Sherman Act (la loi antitrust) de 1890 qui inspire toute la législation dans ce domaine. "Ce ne sera pas la dernière fois", écrit-il, "qu'une législation bien intentionnée aura [eu] des effets pratiques précisément à l'opposé de ceux qui étaient attendus. Pour les entreprises américaines empêchées de s'entendre sur les prix et le partage des marchés, la voie la moins compliquée est simplement de fusionner en firmes géantes dont les différentes parties pourront coordonner leurs actions en toute impunité. Le résultat fut le premier grand mouvement de concentration aux États-Unis"[10].

Les lois similaires, dans le domaine de l'information n'ont pas rencontré plus de succès. Un spécialiste américain des médias rappelle le cas d'un quotidien indépendant de Pittsburgh qui n'avait survécu que grâce à une dérogation aux dispositions antitrust du Newspaper Preservation Act de 1970[11]. Près d'un quart de siècle après l'entrée en vigueur de cette loi, trois américains sur cinq ne disposent que d'un seul quotidien rapportant les informations locales les concernant.

Quant aux lois régissant le contenu audiovisuel, elles sont tout aussi inefficaces que celles visant à préserver l'autonomie des entreprises. La plupart des chaînes de télévision les ignorent, lorsqu'elles ne les ridiculisent pas : il suffit qu'un héros de dessin animé capture un gangster par la ruse plutôt que la force brute, pour que le diffuseur prétende respecter son obligation de programmation éducative !

Fort d'un tel passé, le gouvernement aurait pu rendre la législation plus contraignante, son application plus scrupuleuse. Or, l'analyse dominante semble verser dans l'excès inverse. Sur cinq principes servant de base à la nouvelle législation, quatre se traduisent, au chapitre des actions concrètes, par des mesures de préservation et de restauration de la concurrence. Un tir groupé en droite ligne avec la théorie libérale classique selon laquelle, à condition que des positions monopolistiques ne déforment pas la concurrence, les initiatives privées convergent vers l'optimum social. Le cinquième principe "s'autodéfinit" comme devant "encourager une action souple et réactive de l'action gouvernementale" afin de défendre, dans le temps, les quatre principes précédents[12]... Au rang des tabous des années 70 et 80 qui devraient être levés, figurent l'interdiction pour un opérateur de téléphone d'offrir des services d'information sur ses lignes, ou l'interdiction pour un opérateur longue distance d'intervenir au niveau régional. La prise de contrôle de câblo-opérateurs et compagnies téléphoniques sera désormais autorisée. Plus révélatrice que toute autre, cette dernière mesure est un blanc-seing légitimant les manoeuvres des géants des télécoms qui tentent depuis plusieurs mois de faire reculer l'administration fédérale sur cette question des concentrations.

Ainsi l'opérateur régional de téléphone Bell Atlantic envisage-t-il d'absorber le premier câblo-opérateur, Time Communications Inc (TCI) pour un montant de 20 milliards de dollars, la plus grosse transaction jamais enregistrée à Wall Street. Certains voient dans cette opération les prémisses d'un réseau interactif multimédia, future autoroute du savoir. N'en déplaise aux techno-optimistes, Bell Atlantic ne déboursera jamais l'équivalent de deux ans de chiffre d'affaire ou de huit années de bénéfices[13] pour le plaisir de développer un système futuriste dont nul ne connaît, le contenu, la cible, le rythme de croissance ni le marché. Même des analystes convaincus de l'avenir à terme des autoroutes de l'information reconnaissent que "bien que des milliards de dollars soient dépensés en prises de contrôle et en alliances, nul ne sait encore quelle entreprise ni quelle technologie émergera - ni même si un marché viable existe"[14]. Ray Smith, CEO de Bell Atlantic, n'en a cure. Il sait qu'il n'a pas besoin de spéculer sur l'avenir pour convaincre ses actionnaires : pour l'heure, l'opérateur régional de téléphone, cantonné dans huit états par la réglementation en vigueur, voit en TCI un vivier de 13,2 millions d'abonnés répartis dans 48 états.

Le multimédia serait ici avant tout un moyen de se libérer du carcan réglementaire et de toucher 40% des foyers américains. Son objectif à moyen terme ? Surclasser les autres opérateur téléphoniques régionaux en démarchant cette clientèle, puis en utilisant l'infrastructure câblée pour faire passer les communications téléphoniques. Deuxième objectif, attaquer le marché des communications continentales. En effet, TCI exploite aujourd'hui des satellites pour irriguer la mosaïque de réseaux locaux qu'il fédère. C'est l'arme qui manque à Bell Atlantic pour affronter les opérateurs longue distance que sont AT&T, MCI ou Sprint. Enfin, le réseau de TCI placerait Bell Atlantic en situation favorable pour développer des services mobiles de communication pour lesquels le gouvernement a décidé de vendre un partie des fréquences radio disponibles.

L'ampleur des sommes mises en jeu et l'ambition des objectifs ont surpris. Un haut responsable d'une société concurrente allant jusqu'à déclarer que "cela brouille le jeu si profondément que je ne peux même pas commencer à y réfléchir"[15]. Pourtant Bell Atlantic. n'est pas la seule société régionale de téléphone à rechercher une alliance avec un câblo-opérateur. US-West avait déjà investi 2,5 milliards de dollars dans Time Warner (ndeg. 2 du câble). Depuis, Nymex à déboursé 1,2 milliards pour entrer à hauteur de 11% dans le capital du câblo-opérateur Viacom.

Les opérateurs longue distance, réagissent à cette agression caractérisée. MCI, numéro deux derrière AT&T, annonçait au mois de janvier 94 un projet d'investissement de 20 milliards de dollars sur six ans pour la construction de réseaux locaux à fibre optique. Sa première cible, là encore, n'est ni le multimédia, ni la télévision du futur mais bien le téléphone. La société entend engager le fer avec les opérateur régionaux dans une vingtaine de métropoles qui représentent 40% de leur marché.

La vraie bataille des autoroutes de la communication ne fait que commencer mais elle se déroule déjà à mille lieues du terrain sur lequel les discours politiciens prétendent la placer . Alors qu'Albert Gore ne parle que d'éducation, de formation, de santé, les géants des télécoms se battent à renfort de milliards pour faire passer des conversations téléphoniques dans des câbles de télévision.

Certes, toutes les entreprises impliquées dans la communication (Majors du cinéma et de la vidéo, presse, grandes chaînes de télévision, réseaux câblés, télécoms, informatique) expérimentent des services grand public -dits multimédia. Dans ceux-ci, la vidéo, l'informatique et le téléphone ne seraient plus simplement juxtaposés mais joueraient des rôles complémentaires. "IMTV [la télévision multimédia interactive], c'est l'avenir de toute notre industrie", estime B.C. Burgess, directeur des nouvelles technologies à Bell Atlantic. "Ce sont les méthodes de communication de demain. Tout le monde a chez soi la télévision et le téléphone. Nous, chez Bell, simplement, nous réunissons les deux. Ce qui est aujourd'hui une compagnie de téléphone sera demain une compagnie multimédia interactive."[16] Nul ne sait quelles applications "révolutionnaires" naîtront de ce concept mais il ne fait aucun doute qu'elles devront prouver leur rentabilité financière avant de démonter leur bien-fondé social. Le discours pionnier enrobe souvent un pragmatisme prudent.

"J'achète" risque d'être le premier mot prononcé par ces nouveaux téléspectateurs qui, selon l'expression consacrée, "parleront à leur poste de télé". Chez QVC Network, numéro un du téléachat aux États-Unis, le doute n'est pas de mise. "QVC est sans doute la forme primitive de la télé interactive. Nous diffusons en direct, vous pouvez acheter tout de suite et, si vous avez de la chance, vous discutez en direct au téléphone avec un présentateur. Ça c'est interactif !" s'exclame Marc Rosek directeur d'antenne[17]. Interactif certes mais pas révolutionnaire. Actuellement, le client décroche son téléphone et passe sa commande comme s'il appelait une société de vente par correspondance (VPC) ordinaire. Demain, les technologies interactives lui permettront d'acheter le produit apparaissant à l'écran d'une simple pression sur le bouton de sa télécommande. Où se situe l'innovation ?

Malgré les apparences et l'utilisation intensive de technologies, l'évolution par rapport aux pratiques de consommation antérieures n'est pas colossale. La vraie révolution a été celle introduite par la vente par correspondance : la dématérialisation du rapport à l'objet au moment crucial de l'achat. Marc Rosek sait qu'il détourne une habitude de consommation ancrée depuis des décennies. "Si le téléachat est en pleine expansion, c'est que désormais les gens ont confiance dans le fait d'acheter à la télévision. C'est exactement comme pour la vente par correspondance : vous regardez la photo et vous vous demandez si ça va vous plaire dans la réalité, si la taille sera bonne... C'est une question de confiance"[18]. Le but de ces nouveaux dragons de la communication n'est pas de changer la façon dont les gens vivent mais d'accompagner voire d'anticiper leur changement de comportement. A ceux qui s'imagineraient que c'est la VPC qui a permis l'essor du travail salarié des femmes en libérant du temps , Marc Rosek rappelle qu'au contraire "c'est parce que le gens sont de plus en plus occupés, que les mères de familles travaillent que le téléachat se développe".

L'exemple du téléachat aurait de quoi faire sourire s'il ne réunissait les caractéristiques de nombreuses applications de télévision interactive. La plus proche, et l'une des plus prometteuses, n'est autre que le message publicitaire interactif. Un téléspectateur intéressé par une annonce de voiture pourra, d'une simple commande, la voir évoluer dans un décor urbain, changer sa couleur, consulter la liste des points de vente et, pourquoi pas, l'acheter. Time Warner (ndeg.1 mondial de la communication), Viacom et Interactive Network expérimentent ce type de publicité tandis que Videotron, le voisin canadien, l'applique en grandeur réelle à ses 200 000 téléspectateurs. Du côté des annonceurs, General Motors (ndeg.1 mondial toutes catégories) s'est déjà offert une campagne pilote en louant les services de NTN communication, une société de jeux interactifs.

Mais le message peut également vanter les mérites d'un magasin spécialisé et non plus d'un produit. Plusieurs de ces spots assemblés et diffusés en continu sur quelques canaux d'un réseau câblé local constitueront la devanture de ce que certains appellent un centre commercial virtuel. Il ne reste plus qu'à le connecter à un serveur de type minitel évolué pour que le consommateur puisse voir et commander les produits qu'il désire. Ainsi se crée un "réseau immatérielle de distribution". Mais le rêve s'arrête exactement là où il rejoint mesquinement la réalité. Vu du consommateur, ce réseau ne serait rien d'autre qu'une entreprise de vente par correspondance. Time Warner en tire d'ailleurs la conséquence logique puisqu'il envisage d'expérimenter ce mode de distribution en partenariat avec Spiegel, un leader de la vente sur catalogue. Bell Atlantic généralise le système en mettant en oeuvre sa culture et son savoir faire d'opérateur téléphonique. Son application phare s'apparente davantage à l'annuaire électronique illustré et interactif qu'à la télévision réactive. Un utilisateur consulte, par exemple, la liste des médecins de son quartier, visualise leur photo, étudie leurs antécédents et, finalement, prend rendez-vous en inscrivant son nom sur l'agenda électronique du praticien de son choix.

Toujours plus interactif, le système développé par TV Answer offre au téléspectateur le plaisir de concevoir son propre produit. L'application pilote est démonstrative à plus d'un titre... Il suffit de choisir la rubrique "composition de pizza" pour voir défiler à l'écran les garnitures proposées. Un pointeur électronique permet de sélectionner les options retenues. Une fois la pizza virtuellement réalisée, la demande est transmise par radio jusqu'à l'antenne la plus proche d'un réseau de téléphone cellulaire. De là, elle sera relayée par un satellite géostationnaire jusqu'au centre de réception de TV Answer. Un système informatique capable de traiter 20 000 transactions par secondes débite le compte de l'usager et transmet la commande au central d'appel d'une chaîne de livraison de pizza à domicile. La demande sera orientée vers la boutique la plus proche du domicile du client, à laquelle il revient de fabriquer et livrer la préparation convoitée. Le fait que moins de six secondes se soient écoulées entre l'émission du signal originel et sa réception par le cuisinier n'enlève rien à la débauche technologique. Il est dix fois plus rapide de téléphoner à la pizzeria du quartier que de passer par le processus interactif de sélection.

La palme de la représentativité revient cependant à la société californienne Interactive Network (IN). D'abord, parce qu'elle fut la première à fonctionner commercialement, dès 1991. Ensuite parce qu'elle fut investie, lors de son lancement, de tous les espoirs dont la NII est encore aujourd'hui porteuse. Le magazine Fortune voyait déjà des étudiants dialoguant avec leurs professeurs par télévision interposée et des employés interrogeant des bases de données[19]. Aujourd'hui, IN base son développement sur les jeux interactifs. L'opérateur propose aux téléspectateurs de jouer à la "roue de la fortune" en même temps que les candidats présents dans le studio. Les amateurs de sport préféreront faire des prévisions pendant les retransmissions de base-ball en répondant à des question du genre : "quel sera le prochain <<coup>> des Giants de San Francisco ?". Les spécialistes apprécieront... A l'image de Ken Griffits, un employé d'assurance de Sacramento, et de sa femme qui jouent chacun sur leur propre terminal interactif. "Nous avons l'esprit de compétition. Pendant un temps je faisais le meilleur score dans les jeux télévisés; maintenant c'est Karen la meilleure. Nous nous cachons les réponses, ce qui rend beaucoup plus agréable le fait de regarder la télévision"[20]. Désarmant ? Sans doute, mais telle est la télévision interactive "pour tous" que préparent les mastodontes de la communication.

Car il ne faut pas s'y tromper, IN est un laboratoire en grandeur réelle financé par des sociétés influentes bien plus que par ses quelques milliers d'abonnés convertis. NBC (ndeg.2 des networks), en compagnie de quelques autres, éponge régulièrement ses millions de dollars de déficit. En avril 93 TCI n'a pas hésité à débourser dix millions de dollars, payant l'action trois fois son prix, pour entrer à hauteur de 15% dans le capital d'IN. C'est dire l'intérêt qu'il suscite. C'est dire aussi l'inquiétude qui taraude les entreprises de communication, grandes comme petites.

Certains, comme le québécois VideoWay créé en 1990 par Videotron, préfèrent tabler sur une évolution douce. Chacun des 500 canaux qu'elle propose à plus 200 000 abonnés offre un service différent : prévisions météo, programme de télévision, horoscope, films divers. Les émissions traditionnelles sont retravaillées, améliorées, sans que soit remis en cause le principe qui en fait le succès. Ainsi, en plus du journal télévisé "linéaire", VideoWay propose-t-il à ses abonnés le menu des rubriques, laissant chacun libre de les agencer selon ses goûts. Lors d'un débat, les téléspectateurs qui le souhaitent pourront basculer sur un autre canal pour y voir approfondir l'une des questions traitées. Les retransmissions sportives n'échappent pas au remodelage. Cette fois l'usager sélectionne, à la manière d'un réalisateur, la caméra offrant l'angle de prise de vue qu'il préfère, l'affichage ou non des données numériques disponibles sur tel joueur ou telle équipe, ou encore la retransmission de l'action en cours avec un léger différé de quelques secondes.

Cette forme d'interactivité, tire probablement sa force de sa modération. A l'instar du téléachat qui laboure le même sillon que la VPC, VideoWay et ses émules s'inscrivent dans des habitudes de consommation télévisuelle bien ancrées. Le type de dialogue qu'elles proposent est plus proche du zapping dirigé que d'un nouveau mode de communication dans lequel, selon le souhait d'Albert Gore, "nous nous transformerions de consommateur en producteur".

La même approche mesurée se retrouve chez les promoteurs de la "vidéothèque à domicile" qui permet de sélectionner le programme de son choix, à l'heure de son choix. Le risque commercial est largement encadré par la préexistence du marché de la location de cassettes vidéo et des 75% de foyer équipés de magnétoscopes. AT&T et Viacom ont annoncé leur intention d'expérimenter un tel service, dès cette année auprès d'un millier de foyers californiens.

Dire que loueurs de vidéos sentent venir la menace est un euphémisme. Blockbuster Entertainment, premier réseau national de location de cassettes, préfère, malgré ses 3600 magasins, accompagner le mouvement plutôt que d'engager une bataille à l'issue incertaine. En janvier, il a décidé d'épauler Viacom dans sa tentative de prise de contrôle de Paramount à travers une OPA de 11 milliards de dollars. Le but du câblo-opérateur est clairement de récupérer les droits audiovisuels sur les films détenu par Paramount comme un préalable au lancement d'un service de vidéothèque à domicile. Est-il vraiment nécessaire d'ajouter que Nymex (le plus riche des opérateurs régionaux) soutient également Viacom et que QVC à lancé une contre-OPA, pour suggérer que l'autoroute de la connaissance n'est pas exactement la tasse de thé des sociétés qui font l'infrastructure de communication ?

"Aurons-nous une autoroute électroniquement gérée par des entreprises de télécommunications, abordables pour les citoyens et pour les entreprises, fondées sur le modèle interactif d'Internet ? Ou bien voulons-nous un modèle conçu par les patrons de l'industrie des loisirs, qui risquent de se contenter de relier les foyers à 500 chaînes, réduisant les services interactifs à la portion congrue ?"[21] s'interroge Jerry Berman, directeur général d'Electronic Frontier Fondation, une association qui défend la NII en tant que vecteur de contenu. La question est faussement ingénue. D'abord, le "bon" Robert Allen, pdg d'AT&T et le "méchant" John Malone, pdg de TCI et ancien de Paramount, sont d'accord sur l'essentiel. Le téléphoniste et l'amuseur développeront les services les plus rentables, sans attachement sentimental à leur métier d'origine. Ensuite, à l'ère de l'information-marchandise, les inégalités économiques se reproduiront inévitablement dans l'accès à l'information. Enfin, comme le rappelle l'universitaire Philippe Breton, "la disponibilité du savoir ne résout en rien la question du <<désir de savoir>> qui reste un des enjeux essentiels de tout système d'éducation..."[22]. Il reproche fort justement aux autoroutes de l'information de prétendre apporter une solution technique à des problèmes qui ne le sont pas et de laisser, du même coup, intacts les "excès du libéralisme contre lesquels elle prétendait justement lutter". Mais c'est également en qualifiant pudiquement d'excès les rouages les moins avouables d'un système que la critique se désarme.

Asdrad Torres




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Page réalisée par Asdrad TORRES
Dernière mise à jour : Jeu 13 juil 2000