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Une nouvelle proie : les télécoms.


Née dans l'indifférence quasi-générale, la déréglementation des télécommunications en Europe a fini par s'afficher à la "une "de la presse. Cette actualité reflète la maturation d'un processus engagé depuis 1987, sous l'impulsion de la Commission Européenne ([1]). Au moment où les menaces sur l'emploi dans le secteur des télécommunications et les attaques contre le service public se précisent, les États ont vite fait de désigner la Commission à la vindicte de l'opinion. Leur aptitude à accuser "Bruxelles" d'appliquer de décisions dont la responsabilité leur incombe n'est ni neuve, ni réservée au télécommunications ([2]). Pbien le Conseil européen qui décida, en 1989, à l'unanimité, d'ouvrir à la concurrence les services à valeur ajoutée et le transport de données. Ce fut encore lui qui, en juillet 1993, adopta, à l'unanimité, le principe d'ouverture totale à la concurrence des services téléphoniques, au plus tard le 1er janvier 1998 ([3]). Seize mois plus tard, la résolution était étendue aux infrastructures.

Pointer la responsabilité politique des ministres et chefs d'États ne revient pas à occulter celle la Commission. Avant et après chacune de ces décisions gouvernementales, elle a joué un rôle d'accélérateur dans l'application d'une politique ultralibérale, n'hésitant pas à balayer l'opposition des États membres qui lui refusaient le droit de légiférer seule en matière de concurrence ([4]). Léon Britan (ex-commissaire à la concurrence) et Fillipo Pandolfi (ex-commissaire aux télécommunications) jouèrent un peu le rôle d'épouvantails, courant 1992, en prônant l'ouverture immédiate à la concurrence des communications intra-communautaires. Leurs successeurs n'en parurent que plus ouverts lorsqu'en janvier 1993, ils promirent d'aborder les questions telles que le service universel, ou les problèmes des régions périphériques. Émile Zuccarelli, alors ministre français des P&T pouvait déclarer, soulagé : "La Commission a tenu compte des reproches qui lui ont été faits."

L'illusion fut de courte durée : trois mois plus tard, la Commission fixait la date butoir de 1998 pour une libéralisation totale du secteur. Les réserves exprimées, alors, par la France, l'Espagne, le Portugal et le Luxembourg étaient demeurées lettre morte. Dernier épisode en date, la pression exercée pour convaincre ou contraindre ([5]) les États à déréglementer l'accès aux infrastructures alternatives ([6]) dès janvier 1996. Il s'agit de préparer l'offensive finale qui visera à libéraliser l'ensemble du secteur avant 1998. Car, malgré ses succès auprès des gouvernements, pour l'essentiel consentants, la propagande orchestrée par la Commission et relayée par une presse émerveillée ne parvient pas tout à fait à convaincre les principaux intéressés.

"Personne ne conteste le fait que les progrès techniques rendent les monopoles actuels sans objet", déclarait en avril 1993 le commissaire européen aux télécommunications, M. Martin Bangemann ([7]). La suffisance du propos donnait le ton d'un discours qui faisait déjà des <<autoroutes de l'information>> le prétexte à la déréglementation des télécommunications ([8]). Depuis, les gouvernements européens ont lancé des projets similaires dans les chemins de fer, le transport aérien, le gaz ou l'électricité, sans pouvoir les justifier par une quelconque révolution technique. Mais, pour justifier le démantèlement des monopoles publics, le fatalisme technologique a désormais cédé la place à l'économisme.

Le laisser-aller intellectuel ayant prévalu à la rédaction du Livre Blanc ([9]) a fini par instiller le doute dans les propres rangs de l'exécutif bruxellois. Plus d'un an après la publication de cet "ouvrage de référence", la DG-V ([10]) lançait une étude pour "évaluer les effets directs et indirects sur l'emploi, à court/moyen terme, de la libéralisation/privatisation des télécoms au sein de l'union européenne"(11). M; Karel Van Miert, actuel commissaire à la concurrence, croit nécessaire de préciser : "La libéralisation de certains secteurs d'activités dans lesquels existe un service public, en France et dans d'autres États, n'est aucunement un choix idéologique (...) C'est l'expression d'une volonté naturelle d'adaptation aux évolutions économiques, sociales et technologiques ([12]).". Mais le propre de l'idéologie n'est-il pas justement de faire passer pour "naturelle" une volonté partisane ? " Dans la panoplie du prêt-à-penser, la "mondialisation" occupe une place de choix. C'est en son nom qu'est prônée "l'incontournable" ouverture des marchés. Appliqué au télécommunications, ce credo libéral a pourtant quelque chose d'incongru, car le réseau téléphonique mondial et universel existe déjà. Et il s'est développé à l'ombre des réglementations et des monopoles. Certes, une demande de services plus évolués que le simple téléphone émane d'entreprises internationalisées souhaitant faire traiter l'intégralité de leurs télécommunications (téléphonie, échanges de données informatiques, vidéo-réunion) par un fournisseur unique. Pour elles, le service devrait être identique, quel que soit la ville ou le pays dans lequel elles auront décidé d'implanter leurs agences, leurs laboratoires ou leurs usines. Mais les opérateurs de télécommunication ont déjà répondu à cette demande en créant des co-entreprise ou des consortia (tel Concert qui regroupe British Telecom (BT) et MCI ([13]). Cette forme d'alliance permet à des opérateurs - éventuellement monopolistes sur leur marché national - de proposer une offre mondiale en contournant les réglementations locales.

La justification de la déréglementation par les alliances présente toutes les apparences du mauvais prétexte. Pis, quand bien même ces nouveaux services aux entreprises réclameraient une modification radicale de la réglementation, ils ne représentent que 3% du marché mondial (13 milliards de dollars sur un total de 450 milliards). Le fait que les autorités américaines conditionnent leur agrément à de tels accords à l'ouverture des marchés étrangers - prioritairement à des opérateurs américains - ne doit pas faire illusion. En associant les deux questions, l'administration fédérale ne révèle pas un lien immanent de causalité, elle cherche à l'imposer. Ce procédé lui a déjà permis de contraindre les autorités britanniques à une ouverture disproportionnée de leur marché, avant d'autoriser la naissance de Concert (14).

Les États-Unis ne cachent pas leur intention d'ériger ce précédent en modèle de référence : "L'ouverture du marché britannique et l'efficacité de la réglementation des télécommunications au Royaume-Uni a beaucoup influencé notre décision" prévient un officiel américain ([15]). A moins que le lobbying du PDG d'AT&T ne convainque les autorités de son pays que "le marché du Royaume-Uni est encore trop dominé par BT pour être qualifié de concurrentiel (16)." En vertu du principe de réciprocité inégalitaire, l'administration américaine ne trouve rien à redire lorsqu'un consortium conduit par Ameritech entre à hauteur de 49,9% dans le capital de Belgacom...

Au delà des moyens de pression employés, les termes de la négociation éclairent les principaux enjeux des bouleversements en cours. Sans délaisser les segments les plus dynamiques ([17]), les grands opérateurs d'outre-Atlantique portent le fer au coeur de l'Europe, sur le terrain de la téléphonie de base ([18]). Cette activité, qui concentre 85% du chiffre d'affaire des télécommunications, suscite également la convoitise d'industriels européens jusqu'ici cantonnés dans des secteurs périphériques (principalement le radiotéléphone). Loin de s'opposer, Européens et Américains unissent leurs voix pour réclamer le démantèlement du dernier bastion des monopoles publics. L'Allemagne, par exemple, compte, à elle seule, quatre regroupements de nouveaux postulants, parmi lesquels figurent aussi bien l'aciériste Thyssen, le conglomérat de l'énergie RWE et l'industriel Viag, que les téléphonistes BT, AT&T ou BellSouth. Le paysage téléphonique européen en sera transformé.

Si l'avantage que tireront ces industriels du démantèlement des derniers monopoles publics se comprend, l'intérêt pour les citoyens est moins clair. En réintroduisant les critères du marché dans les télécommunications, les dirigeants européens déstabilisent en effet le mode de financement du service public. Jusqu'à présent, le monopole permettait aux opérateurs de puiser dans leurs activités rentables pour renflouer des services déficitaires jugés socialement utiles. Schématiquement, les appels longue distance financent les communications locales, l'abonné d'une grande ville contribue au raccordement d'un usager en zone rurale, le gros consommateur aide le petit, le trafic sur les grands axes équilibre celui des axes latéraux. Cette distorsion entre les tarifs facturés et les coûts immédiats permet d'effectuer une péréquation sociale et géographique entre les usagers.

Mais, dans l'espace européen déréglementé, un opérateur ne sera plus obligé de proposer le téléphone à tous les demandeurs : une segmentation des marchés s'opérera alors. Et il n'est pas nécessaire d'attendre 1998 pour connaître l'effet de la déréglementation sur la tarification. "L'avance" prise par le Royaume-Uni en la matière, en fait un des pays de l'Union ou le téléphone local est le plus cher tout en affichant, pour les entreprises, le meilleur tarif. En France, la déréglementation partielle conduit déjà France Télécom à baisser ses prix internationaux, nationaux et d'entreprises, et à augmenter celui des communications locales. La réforme tarifaire programmée pour l'année 1996 annonce la poursuite de cette politique. Plus que toute autre, l'augmentation de la taxe de raccordement et de l'abonnement téléphonique -- qui représente la moitié de la facture pour 30% des consommateurs -- pénalise les usagers résidentiel et ceux dont le volume d'appels est modeste. Et gare aux postes défectueux ! Un client dans l'incapacité de se rendre à son agence commerciale se verra désormais facturer d'office quelques 240 francs pour le déplacement d'un technicien. Même chose chez Deutsche Telekom : la taxe de raccordement augmentera pour tous de 46%, et les clients éloignés se verront facturer un surcoût. Quant à l'exemple américain, ceux qui le citent oublient en général de rappeler que la déréglementation des télécommunications s'accompagna d'un recul de deux points du taux de raccordement au téléphone. Au détriment des plus défavorisés ([19]).

Question sociale par excellence, le service public ne constitue certes pas la référence prioritaire de la Commission Européenne. D'ordinaire si jalouse de ses prérogatives, elle s'est contentée ici d'une définition minimale, laissant aux États le choix des modalités de financement. Forts de cet encouragement, les gouvernements ont tôt fait de ne rien faire. L'Allemagne s'en remet au marché. Et le ministre français des télécommunications, M. Franck Borotra, a beau ponctuer sa vision du service public de références à la "culture française", à la "cohésion sociale" ou au "pacte républicain", il exclut les télécommunications de ce socle de service public qu'il entend défendre contre "les tendance libérales" de la Commission.

Chez les concurrents comme chez les futurs actionnaires de France Télécom, la première inconnue à lever est la définition exacte du futur service public. Elle déterminera son coût et donc la rentabilité des investissement. Pour la France, la Commission estime que 2% du chiffre d'affaire total des services de télécommunications feraient l'affaire. De leur côté, des syndicalistes de France Télécom, plus ambitieux, l'ont évalué à 25% du même montant ([20]). Là où la seconde conception intègre l'aide aux plus démunis, la péréquation sociale et géographique, l'investissement de modernisation du réseau, la première ne retient que les cabines publiques, l'annuaire des abonnés, les renseignements, les réclamations et services d'urgence . L'élite politico-administrative européenne s'est, on le voit, taillée une définition bien étriquée du service public. Une définition en tous points compatible avec son projet libéral et les ambtions de grands groupes prédateurs.

Asdrad Torres




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Dernière mise à jour : Jeu 13 juil 2000