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La "dérive" d'ESPRIT


Interview d'Étienne Davignon
Bruxelles, le 22 décembre 1994.

Étienne Davignon, responsable des questions industrielles à la Commission européenne de 1979 à 1984, est considéré comme le père spirituel du programme Esprit (European Strategic Program for Research and Development in Information Technology). Mais il est plus connu dans les faubourgs de Duisbourg ou dans les ruelles de Pont-à-Mousson que dans les grattes-ciel climatisés de Paris-La Défense. Il accola, en effet, son patronyme au grand plan de restructuration de la sidérurgie européenne des années 70. Il occupe aujourd'hui le poste de Président de la Société Général de Belgique et participa en 1994 au "groupe de réflexion de haut niveau" sur la société de l'information réuni par Martin Bangemann, commissaire européen aux télécommunications.

Asdrad Torres - Dix années se sont écoulées depuis le lancement du programme Esprit*. Quel était le contexte de la recherche européenne lorsque fut ouvert ce chantier ?

Étienne Davignon - À l'époque, il n'y a pas de grand programme de recherche dans la communauté si l'on excepte l'ultracentrifugation. Les crédits sont largement répartis sur un grand nombre de domaines et de projets différents dont il est difficile de dire qu'ils sont tous significatifs... Ils sont le plus souvent caractérisés comme des "projets pilotes", à ceci près qu'ils se prolongent depuis longtemps. Lorsque j'avais la responsabilité du secteur de l'énergie, certains programmes pilotes de recherche sur les économies d'énergie se perpétuaient depuis dix ans. On me disait qu'il fallait les renouveler parce que tout le monde le souhaitait. J'ai dû répondre qu'il n'en était pas question un seul instant. Est-ce qu'un tel projet qui voit sont troisième renouvellement mérite encore le qualificatif de pilote ? On peut s'interroger.

Deuxièmement, ceux que j'appellerais les opérateurs privés, considèrent que l'aide communautaire est "utile" dans la mesure où toute source de financement est, par définition, utile. Le concept dominant est la chasse aux subsides, avec comme effet pervers que les candidats adaptent leurs projets aux critères du financement. On peut alors se demander si les recherches qu'ils s'engagent à mener correspondent vraiment à leurs besoins.

Enfin, il y a une réticence fondamentale de la part des états membres à mettre en commun leurs moyens. Ils considèrent les retombées comme aléatoires par rapport à leurs intérêts. Sous ce vocable d'intérêt, je place à la fois le corporatisme des ministères et des soucis plus fondamentaux du type "les bénéfices doivent être pour nous tous seuls". En conséquence, lorsqu'un opérateur bénéficie d'une aide publique de 1 et voit le même projet recevoir un financement communautaire de 0,25, il sait que son enveloppe initiale sera réduite d'autant. Pour l'opérateur en question c'est un jeu à somme nulle.

Comment décririez-vous la démarche générale d'Esprit ?

Esprit était clairement identifié comme un programme basé sur l'anticipation plutôt que sur le rattrapage. En ce sens, il se devait d'être pragmatique. A la lumière de ce que nous avions pu observer aux États-Unis, il est nous est apparu tout à logique de penser que nous pouvions être conduits à financer des projets de recherche concurrents. Tout en sachant que, par définition, tous ne déboucheraient pas sur des résultats concrets compte tenu des approches contradictoires adoptées. Je pense que c'est exactement le rôle d'un structure internationale : permettre, en quelque sorte, d'avoir une politique d'assurance en matière de recherche. Si l'on attend d'être tout à fait certain de la voie à suivre, on risque fort de rééditer les erreurs commises lors des programmes antérieurs : ils étaient impeccables mais arrivaient cinq, trois ou deux ans trop tard. Nous nous retrouvions alors en situation de "rattrapage". Or chacun sait que le rattrapage est l'un des exercices les plus difficiles et, qui plus est, souvent aléatoire.

Quels changements majeurs Esprit a-t-il introduit ?

Il m'a paru essentiel que l'engagement des états soit pluriannuel, c'est à dire qu'il se fasse sur un programme et non sur une dépense d'argent. Par ailleurs, je ne pouvais accepter que ceux qui venaient à la Communauté soient pénalisés. En effet, réaliser un projet dans le cadre européen impliquait que chacun cède une partie de l'activité à laquelle il aurait pu prétendre au profit d'autres entreprises ou centres de recherche appartenant à plusieurs états. Ils étaient pénalisés puisqu'ils se voyaient déduire ce qui leur était apporté par ailleurs. C'était vraiment la pénalisation de l'action communautaire. Il fallait également trouver des sujets sur lesquels, à l'évidence, le surcoût né de la mise en commun des projets, était compensé par une valeur ajoutée fondamentalement supérieure.

Et dans les faits ?

Nous avons commencé par fixer un ensemble de conditions d'éligibilité. Premièrement, que le projet soit multinational dans sa substance, en éliminant l'astuce qui consistait à bâtir un consortium à partir de plusieurs filiales d'un même groupe. Deuxièmement que le secteur privé s'implique dans le financement du projet à hauteur de 50%. Nous nous garantissions ainsi contre le danger de voir les opérateurs financer eux-mêmes tout ce qu'ils considéraient comme essentiel et ne faire appel à des financements communautaires que pour ce qu'ils estimaient intéressant mais pas fondamental. Après ça, ils avaient beau jeu d'expliquer que la Communauté ne servait à rien. Troisième et dernière condition, la sélection des projets devait s'opérer selon leurs mérites et non en fonction de la seule répartition géographique des candidats ou de la satisfaction des États membres.

Ce qui n'a pas empêché les fameuses recettes gagnantes selon lesquelles un "bon" consortium devait inclure son comptant en partenaires d'Europe du Sud et son comptant de "Big twelve", ces douze grandes compagnies qui vous avaient aidé à définir les axes stratégiques du premier appel d'offres.

Dans le bilan, c'est certainement le point qui laisse le plus à désirer. Je le dis tout à fait simplement, cela a représenté une dérive par rapport à l'esprit du programme et par rapport à la manière dont a été géré le test préliminaire. Le premier programme sur cinq ans avait été précédé d'un programme d'un an qui avait permis de tester la formule : trouvait-on les consortiums nécessaires, les universités étaient-elles impliquées, les chercheurs coopéraient-ils vraiment ? Les appréciations étaient faites sur des dossiers anonymes. Donc nous ne savions pas si des participants venaient du Sud, quelles étaient les firmes, et ainsi de suite. Il est clair, cependant, que les douze compagnies, qui nous avaient accompagné dans la formulation de ces affaires, étaient mieux préparées que d'autres à présenter des projets. Ne serait-ce que parce qu'elles savaient de quoi il s'agissait. Mais à ce moment là, il n'y avait de quotas pour personne.

Esprit à choisi de fonctionner par appel d'offres, suivant une procédure plus restrictive que le programme Eurêka qui est né à peu près au même moment. Sans participer d'une politique industrielle au sens strict, l'idée n'était-elle pas difficile à faire passer ?

C'était une différence tout à fait fondamentale. Eurêka est, en quelque sorte un label de qualité, sans plus. L'éligibilité n'y est pas soumise à des conditions connues à l'avance, si ce n'est le respect de règles tout à fait minimales. A la différence d'Eurêka, le programme Esprit avait pour objectif de stimuler par principe une forme de recherche dans le créneau des technologies de l'information, lui-même décliné en d'autres objectifs prioritaires. Il est clair que l'aptitude et la légitimité de la Commission à décider de ce qui était important ou non a été l'un des points de controverse.

Finalement le débat a été moins âpre que sur les questions précédentes, pour deux raisons. La première était que le bagage scientifique que nous apportions dans le processus de préparation était assez incontestable. Les comités scientifiques que nous avions mis en place étaient composés de personnalités venant des milieux industriels et académiques dont il était difficile de dire qu'ils ne savaient pas de quoi ils parlaient. Le second point a été résolu par l'invention que j'ai faite en indiquant qu'il s'agissait de recherche précompétitive. Invention que j'ai assortie d'un refus vigoureux de préciser ce qui était précompétitif, de manière à laisser une zone grise. N'oublions pas qu'un des objets était tout de même un rapprochement entre des entreprises et la structure académique, en nous basant sur des expériences assez réussies aux États-Unis et au Japon. Aujourd'hui encore, et ce sera certainement la tâche de Madame Cresson, l'ambiguïté qui naît de cette notion précompétitive n'a pas été levée.

Sur ce point, les faits ont tranché. Lorsqu'on voit l'appel d'offres du dernier programme IT et la façon dont il est présenté par les responsables de la Commission, l'orientation vers les produits et donc la sphère concurrentielle est manifeste. Cela ne risque-t-il pas de mécontenter la recherche académique comme les entreprises ?

La ligne de pente est là. Je pense que nous sommes désormais mieux armés pour faire progresser le débat idéologique sur la "politique industrielle", qui a toujours été caricatural. On nous accusait de vouloir faire de la planification à la française alors qu'Esprit n'avait rien à voir avec le "Plan calcul", par exemple. On nous reprochait de prétendre choisir le produit de demain et donc de planifier quels seraient les gagnants et les perdants. Le terme précompétitif visait justement à désamorcer cet affrontement idéologique qui, par définition, ne trouve jamais de solution. Il exprime clairement qu'il y a une relation avec l'application sans que le programme spécifique de recherche ne porte sur elle au départ. Là où les programmes se sont correctement déroulés, cette distinction un peu irréelle entre recherche et application s'est estompée. Je crois simplement qu'aujourd'hui, les temps sont mûrs pour le dire de manière plus simple. Une action précompétitive peut déboucher sur des applications sans que cela ne bouleverse les indispensables règles de concurrence. Cet acquis est une base sur laquelle il faut construire les nouvelles générations d'actions.

Cela ne risque-t-il pas d'apporter de l'eau au moulin de ceux qui estiment qu'Esprit avait une fonction avant que le marché unique ne soit réalisé mais que la Commission devrait désormais laisser le marché décider des orientations ?

Cette critique est tout à fait juste, mais ce qui est juste n'est pas absolu. Il est tout à fait clair qu'il faut considérer que le cumul de l'ensemble de la politique de la Communauté a fait en sorte que l'élément d'animation et d'incitation à la collaboration européenne d'Esprit "première manière" est aujourd'hui moins indispensable qu'il ne l'était hier. Ce qu'il fallait faire pour surmonter un certain nombre d'obstacles ayant débouché, il est de bon sens que la Commission en prenne acte, qu'elle en tienne compte dans la définition des programmes. Mais d'un autre côté, doit être maintenue la fonction d'anticipation qui consiste à s'assurer que des voies importantes de recherche ne sont pas négligées. Le fait que ces travaux soient encore suffisamment éloignés de leur traduction en produits justifie qu'ils soient soutenus dès lors que les positions compétitives acquises par l'Europe risquent d'être menacées. C'est un élément clair et indispensable qui doit demeurer. Sinon, il suffit de déclarer que nous n'avons pas besoin de programmes du tout. Or, l'Europe n'étant pas faite, nous n'avons pas encore la capacité de support structurel dont bénéficient le Japon et les États-Unis, dans un cadre national bien identifié.

Encore faut-il que les priorités communautaires ne disparaissent pas derrière celles de quelques grands industriels...

La dérive qui s'est produite lors de la mise en oeuvre du programme a eu comme conséquence que le choix critique sur ce qui aurait dû être retenu n'a pas été idéal. Pour le dire tout à fait simplement, la capacité critique qu'avait la Commission de s'assurer que ces programmes d'anticipation étaient pris en compte lors du choix des projets a diminué. Je pense que l'exercice de récupération auquel se sont livrés les états membres et par voie de conséquences les entreprises -

qui à ce moment se retrouvaient de nouveau plus proches des états nationaux que de la commission-

, a limité l'action innovatrice.

Aujourd'hui la recherche à long terme non liée à des applications représente une partie officiellement non définie d'un ensemble qui pèse 5% du budget total. Est-ce sa juste place ?

Tout cela naît de la contrainte de la gestion : faire fonctionner le système, faire adopter les budgets suivants, etc. Il est facile, lorsqu'on a quitté une structure, de dire aux gens comment il fallait s'y prendre. Mais je pense que si l'on regarde les choses tout à fait honnêtement, cette dimension là, qui dans mon esprit aurait toujours dû rester très importante, s'est un peu étiolée le long du chemin.

Une façon un peu paradoxale de décrire la tendance actuelle ne serait-elle pas de dire qu'Esprit évolue vers Eurêka et Eurêka vers Esprit. D'un côté un glissement vers les applications et de l'autre un poids accru de la Commission qui est déjà partie prenante dans Eurêka  ?

Cette définition permet d'identifier les lacunes des deux systèmes. Pour une partie de ce qu'Esprit inspire, le support du marché intérieur et des mécanismes d'application prenant le relais sur le terrain sont tout à fait indispensables. Donc cette coupure entre les deux est absurde par rapport la réalité. De façon symétrique, il est parfaitement clair qu'une partie d'Eurêka risque de ne pas aboutir dans les temps, de ne pas être conduite comme elle le devrait, par manque de conditionnalité. C'est la lacune d'Eurêka.

Pour résumer, si Esprit se fixait pour objectif de se transformer en Eurêka, il perdrait de sa spécificité. Quant à Eurêka, il doit réaliser que son succès dans son espace de légitimité, exige plus de rigueur et de conditionnalité en amont des projets. Son efficacité en sera ainsi améliorée.

Par le passé, le milieu académique était sollicité pour transférer vers l'industrie un savoir accumulé autour de ses propres thèmes de recherche. Aujourd'hui, beaucoup d'universitaires ont le sentiment que pour intégrer un projet Esprit, ils doivent adopter les thèmes de recherche souhaités par l'industrie. Le glissement est de taille...

C'est l'ambiguïté dont j'estimais qu'il fallait essayer de sortir. Ceux qui disent qu'Esprit est trop théorique se félicitent de cette évolution. Je crois personnellement qu'elle est tout à fait dangereuse par rapport à la fonction d'anticipation, là où la légitimité de l'intervention communautaire est la plus grande. Je pense que si l'on souhaite plaire à ceux qui veulent que l'on soit "efficace", c'est-à-dire en détournant Esprit d'une partie de ce qu'était sa mission, il faut abonner le programme Esprit dans son ensemble. Autant se limiter à un Eurêka légèrement modifié. Je trouve donc que cette dérive est potentiellement inquiétante. C'est pourquoi, si l'on décidait de recentrer Esprit sur une base anticipative, quitte à limiter son action à des objectifs plus restreints, en réduisant le programme global, je ne considérerais pas ça comme un mauvais coup pour la recherche. À force d'essayer de tout faire à l'intérieur d'un même concept, on lui fait perdre sa clarté, on en diminue l'efficacité et l'on crée des ambiguïtés inutiles.

Propos recueillis par Asdrad Torres.




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Dernière mise à jour : Jeu 13 juil 2000