Page d'accueil | Infos personnelles | Articles

L'Internet au Sud


L'entrée tonitruante du secteur commercial sur l'Internet a largement accru le nombre d'individus ayant accès à ce réseau. Pourtant, le principal moteur de son extension géographique reste le milieu de la recherche. Presque tous les pays sont aujourd'hui reliés à l'exception d'une petite trentaine, en majorité Africains, qui restent totalement à l'écart ce réseau international. Ce sont les pays les moins avancés ou les plus isolés de la communauté internationale.

Les dernières statistiques publiées par l'Internet Society[1] montrent que le taux de progression de l'Internet est nettement plus élevé au Sud qu'au Nord[2], notamment en Afrique. Alors que ce taux fléchit en Amérique du Nord, une deuxième vague de pays font leurs premiers pas dans le Réseau des réseaux. Il s'agit essentiellement de pays à revenu intermédiaire ou "émergents" d'Amérique latine et d'Europe de l'Est.

Pour encourageants que soient ces chiffres, ils ne doivent pas faire oublier le vertigineux décalage Nord/Sud en matière d'équipement. Le retard accumulé est tel que le nombre de machines installées au Sud progresse finalement moins vite qu'au Nord. Que pèsent, par exemple, les mille ordinateurs reliés à l'Internet dans un pays comme la Chine face aux quatre millions recensés aux États-Unis ? Cet écart trouve en partie son origine dans les niveaux de développement. Mais la stratégie politique, économique et militaire des grandes puissances a considérablement ralenti la dissémination des techniques informatiques. Voici moins de cinq ans, la plupart des logiciels et des matériels sur lesquels l'Internet est fondé, étaient encore considérés comme "technologies sensibles". Ainsi, le Département américain de la défense soumettait-il à de sévères restrictions d'exportation les stations de travail[3] qui constituent les noeuds du réseau et les modem indispensables à la transmission des données.

La pénurie, n'altère nullement la volonté des pays du Sud de s'approprier les technologies des autoroutes de l'information. Elle entraîne un usage intensif des moyens existants que ne reflètent pas les chiffres bruts. Chaque accès à l'Internet devient une ressource précieuse. A Tunis ou Lima, toutes les machines reliées au réseau sont utilisées, ce qui est loin d'être le cas en Allemagne et aux États-Unis. De plus, le moindre PC va héberger des dizaines de boites aux lettres que les utilisateurs viendront consulter successivement. Cette adaptation des pratiques de l'Internet est particulièrement frappante en Amérique latine et en Europe de l'Est où elle se double -- plus qu'ailleurs -- d'une appropriation culturelle. Une courte promenade sur le cyberspace aurait pu montrer aux conseillers de Jacques Chirac pour le sommet de la Francophonie, que l'Internet est loin de se cantonner à "l'anglo-américain". Il se conjugue en de nombreuses langues : Espagnol[4], Portugais[5], Russe[6], Japonais[7]...

Au Sud, la meilleure illustration de cette double adaptation est fournie par les pays andins. En 1991, il n'y existait aucune liaison avec l'Internet ou tout autre réseau de la recherche. Aujourd'hui, presque toutes les universités sont interconnectées, disposant de tous les services interactifs et notamment du World Wide Web. Et lorsqu'on s'aventure sur les serveurs du Pérou, d'Équateur ou de Bolivie, en dehors d'une page de présentation, il y est bien plus difficile d'y trouver de l'Anglais qu'en France !

L'Afrique, n'est pas exclue du Cyberspace. Certes, une quinzaine de pays restent totalement absents de l'Internet. Mais ils ne seront plus que cinq ou six en 1996, si l'on en croit l'état d'avancement des projets et le succès rencontré par les inforoutes dans les milieux universitaires, culturels et même économiques. Malgré des infrastructures de télécommunication peu développées (le nombre de téléphone est généralement inférieur à un pour cent habitants), plusieurs projets engagés dès le début des années 1990 -- portés notamment par les établissements de coopération scientifique telle que l'ORSTOM en France[8] et des ONG telle que Greennet en Grande Bretagne -- ont permis à des pays "parmi les moins avancés" de faire leurs premiers pas sur le réseau mondial. Au total ce sont plusieurs centaines d'organismes notamment universitaires qui en bénéficient.

Cette association de l'Afrique au "Cyberspace" reste bien modeste et les services sont généralement réduits à l'échange de courrier électronique. Les coûts de télécommunications y sont trop élevés pour que les usages puissent se généraliser, même au sein de la communauté restreinte des chercheurs et universitaires. Problème classique du sous-développement, la faible densité des utilisateurs ne permet pas d'exploiter, comme au Nord, des "liaisons spécialisées" à coût forfaitaire qui permettraient précisément d'enclencher un cercle vertueux. Les technologies de l'Internet permettent cependant à des établissements partageant une unique ligne téléphonique entre cinquante enseignants et chercheurs et dix administratifs, d'ouvrir à chacun une boîte aux lettres électronique individuelle. Cette dernière leur permettra de rester en contact étroit avec la communauté scientifique internationale. Ainsi disparaît peu à peu le pouvoir dont usaient certaines hiérarchies de distribuer des "faveurs" à travers l'accès au téléphone ou au fax.

Contrairement à une idée largement répandue, la diffusion des technologies des inforoutes dans les milieux de l'enseignement supérieur et de recherche dans les pays du Sud est loin d'être un gadget. "Si je peux disposer, de manière fiable et non limitée, d'un accès à l'Internet à Yaoundé, je préfère travailler dans mon pays même avec un salaire 3 fois inférieur à celui des chercheurs européens", déclarait récemment un chercheur camerounais qui venait de terminer sa thèse à en France. Partagé par de nombreux scientifiques, ce point de vue dessine l'un des enjeux de l'Internet au Sud. Il ne s'agit pas d'un remède miracle ou d'un raccourci sur la voie du développement mais d'une possibilité réelle de limiter la fuite des cerveaux.

Dans des pays où il n'y a ni bibliothèque universitaires digne de ce nom, ni centre de documentation -- en dehors des agences culturelles ou scientifiques étrangères --, l'Internet transformerait radicalement les conditions de travail des chercheurs. Pour la première fois, dans les pays les plus pauvres, les moins avancés technologiquement, il serait possible d'accéder à toute la richesse informationnelle des centres de recherche et des universités les plus avancées du Nord. Il ne s'agit pas simplement de consulter des banques documentaires ou des encyclopédies, ni de visiter les musées virtuels. L'Internet est de plus en plus, un moyen privilégié, voire exclusif, pour accéder à la production scientifique courante : thèses et rapports de recherche dans leur versions intégrales, programmes de recherche des laboratoires, composition des équipes et adresse électronique de leurs membres[9]... Ici, se dessine un deuxième enjeu. Dans un monde scientifique interconnecté, ceux qui resteront à l'écart risquent de passer de la marginalité à l'exclusion totale. Au delà du maintient du statu quo, l'Internet porte en germe la possibilité pour le Sud d'avoir accès aux sources d'information dans les mêmes conditions que le Nord. Plus immédiatement, sans gommer les frontières de la marginalisation[10], de nouvelles pratiques de communication peuvent en modifier les contours. Il serait présomptueux de prédire les effets qu'auront la mise en relation directe de chercheurs du Nord et du Sud, ou leur participation conjointe à des débats internationaux. Tout comme il serait stérile d'en nier a priori l'impact.

Il ne faut cependant pas se bercer d'illusions. Aux États-Unis, le développement de réseaux informatiques inter-universitaires a commencé à la fin des années 70, pour aboutir en 1983[11] à la forme actuelle de l'Internet, à une échelle réduite. Il a fallu encore dix ans pour que des outils d'une grande simplicité apparaissent (notamment le WWW et le email) et que son usage se généralise. Certains voudraient nous faire croire que moyennant la mise à disposition de liaisons internationales à haut débit, fournies par des satellites ou des câbles sous-marins, l'Afrique se brancherait rapidement sur le Cyberspace[12]. La logique du "parachutage" technologique qui sous-tend cette approche n'a jamais permis de réel développement chez les bénéficiaires de l'aide.

Les universités africaines éprouvent déjà des sérieuses difficultés à régler leurs factures téléphoniques courantes. Elles n'ont donc pas les moyens de se payer les lignes internationales de transfert de données. Le cofinancement de ces liaisons, proposé ou mise en pratique par divers organismes, ne sera un atout pour le développement que s'il s'insère dans un dispositif plus large. En effet, l'objectif visé à travers Internet ne saurait se résumer à l'ouverture de "kiosques multimédia", c'est à dire de services d'informations en ligne où les utilisateurs sont cantonnés au rôle de consommateur de services télématiques. Les "solutions" proposées au plan national et régional souffrent des même limitations. Il est donc plus que temps de se demander à qui peuvent profiter les "Backbones"[13] et autres "Infoports" si, sur place, les établissements scientifiques n'ont ni les compétences, ni les équipements pour s'y raccorder ?

En effet, les ramifications locales sont à la base de toute mise en réseau. Aux États-Unis comme en Europe, les réseaux informatiques de la recherche ont avant tout démarré par l'association de réseaux de campus où les utilisateurs étaient à la fois consommateurs et producteurs d'informations. Guère plus qu'au Nord, les pays du Sud ne pourront faire l'économie de la constitution de réseaux "locaux", irriguant et développant leurs réseaux de compétences. Car, bien au delà de l'accès à l'information, l'enjeu majeur est la production des données et la maîtrise des contenus. A quoi bon fluidifier la circulation de l'information si cela ne fait qu'amplifier une situation où l'essentiel la production scientifique réalisée en Afrique est publiée en Europe ou aux États Unis, qu'il s'agisse de revues scientifiques ou de données recueillies sur le terrain. La reconquête des contenus est une étape indispensable pour que la communauté scientifique africaine s'affirme et définisse ses propres objectifs. Les technologies de l'Internet peuvent y contribuer en offrant de larges capacités de diffusion pour un investissement minimum[14]. Leur impact sera d'autant plus important si ce combat "militant" pour la maîtrise des contenus se place à la marge de l'information marchandisée, hors de portée des grands groupes multimédia de l'édition scientifique.

La mise en place de réseaux associatifs exige cependant un réel transfert de technologie. C'est à dire un processus plus long et moins spectaculaire qu'une démonstration de navigation multimédia interactive à Dakar ou Cotonou. Il ne repose pas sur la vente de solutions "clé en main" mais sur des collaborations à long terme entre organismes du Nord et du Sud, et entre établissements du Sud[15]. Mais comment convaincre les agences de coopérations que l'Internet n'est une chance pour le Sud qu'à condition de faire naître dans ces pays un potentiel technologique et scientifique qui permettra d'en tirer profit ? Comment convaincre les bénéficiaires que les installations les plus performantes ne bénéficieront à leur pays que dans la mesure où elle s'intégreront dans un environnement scientifique préparé à les accueillir ?

Le contexte actuel de réduction de l'aide internationale, favorise les initiatives à court terme, plus médiatiques et moins onéreuses. Dans le même temps, le fort vent de libéralisme porté notamment par la Banque mondiale, encourage les États à abandonner leur monopole dans les télécommunications et à privatiser leurs opérateurs nationaux. Les financements privés sont sensés se substituer peu à peu aux subventions et à l'aide internationale. L'Internet, qui s'est construit, au Nord sur la base de financement publics, notamment aux États Unis où les infrastructures longue distance ont été pris en charge par la "National Science Fondation", devrait, dans les pays les plus pauvres trouver un financement privé. C'est en partie la démarche proposée par le programme "InfoDev" de la Banque Mondiale dont le but est "d'aider les pays en développement à intégrer pleinement l'économie de l'information".

Dans plusieurs pays africains, des opérateurs commerciaux appuyés par des groupes internationaux (B.T. au Ghana, Compuserv en Gambie), tentent de mettre en place des kiosques dont les premiers bénéficiaires - clients - sont les multinationales. Il est certain que l'offre de nouveaux services fiables et bon marchés de télécommunication internationale ne peut que favoriser les relations commerciales Nord/Sud, sans pour autant modifier les termes de l'échange. Il est à craindre qu'une telle démarche limite les bénéfices des nouvelles technologies à la clientèle solvable. Celle-ci est d'autant plus hexogène que le pays est économiquement moins avancé. Cette politique, si elle n'est pas associée à une action plus volontariste vers les secteurs non commerciaux, notamment en terme de formation, a une faible probabilité de combler le fossé tant redouté, entre "ceux qui sont et ceux qui ne sont pas dans la société de l'information"[16].

Une autre voie, ni étatiste, ni privée, a été suivie avec succès par les Péruviens. En 1991, sous l'impulsion d'un universitaire, José Soriano, l'association "Red Cientifica Peruana[17]" regroupant des universités, des organisations non gouvernementales, des centres de recherche (publics et privés), et des hôpitaux a été créée pour mettre en place des infrastructures d'accès à l'Internet. Chaque établissement a contribué financièrement à mettre sur pied un centre de formation et d'interconnexion, ouvert avec des moyens de fortune. Un travail acharné de sensibilisation a été mené auprès des décideurs pour les convaincre, un à un, de s'associer au projet et "d'essayer" les services proposés : essentiellement le courrier et les conférences électroniques. En 1993, les moyens dégagés permettaient d'installer une première liaison permanente par satellite (64 kbs), aujourd'hui le débit a été multiplié par huit et le réseau ne cesse de s'étendre. Il regroupe 263 institutions. Ce projet qui n'a pas pratiquement pas bénéficié d'aide internationale, ni de subvention nationale est une réussite totale dans un pays des plus en retard en terme d'infrastructure de télécommunication (trois téléphones pour cent habitants).

Une autre "success story" s'est déroulée en Zambie (neuf téléphones pour mille habitants). En 1990, sous l'impulsion, d'un enseignant, Mark Benett, quelques micro-ordinateurs échangeaient quotidiennement par modem des messages électroniques avec l'Université de Rhodes et à travers cette liaison rudimentaire avec le réseau mondial. En fin 1994, une liaison permanente était établie avec l'Afrique du Sud donnant accès à l'ensemble des services Internet.

En Afrique de telles potentialités existent dans la plupart des pays. Plusieurs réunions se sont tenu à Dakar sous l'impulsion de L'École d'Ingénieur (ENSP) de l'Université et de l'Orstom, pour coordonner les initiatives techniques. L'école polytechnique de Yaoundé -- qui s'est illustrée dans la création d'une pépinière d'entreprises de haute technologie --, tente de fédérer des initiatives tant francophones (RIO) qu'anglophones (Healthnet, Greennet). En 1994, 51 chercheurs et enseignants-chercheurs africains provenant de 16 pays se sont engagés à favoriser le développement de l'Internet notamment par l'inscription d'une "formation théorique et pratique aux nouveaux outils de la communication dans les programmes des filières dont ils ont la responsabilité"[18].

Après avoir été une technologie universitaire à usage non commercial, l'Internet est devenu un marché prometteur. Malgré leurs faibles revenus, les pays en développement représentent une clientèle pour les multinationales de l'informatique et des télécommunications. Les pays intégrant le plus tardivement ou le plus lentement le réseau mondial ne vont pas manquer d'être sollicités pour s'équiper des système les plus modernes, voire des plus chers. L'Internet commercial risque fort de s'y développer avant le réseau "recherche-éducation" sur la stricte base de l'importation de technologies étrangères. C'est à dire dans des conditions chronologiques inversées par rapport aux pays du Nord. Les universités n'auront pas encore formé les ingénieurs et les chercheurs capables de prendre en charge le réseau. Souvent, elles éprouveront des difficultés à se raccorder à un service trop cher. Dans ces conditions, il est a craindre que les résultats soient, eux aussi, inversés. Au lieu de relancer les sciences et techniques, l'arrivée de l'Internet provoquerait une nouvelle dépendance durable vis-à-vis des pays maître de la technologie.

Les expériences du Pérou et de la Zambie montrent qu'une autre voie est possible. Si elle parait plus lente et plus difficile, c'est qu'elle emprunte le chemin escarpé du développement. N'en déplaise aux vendeurs de chimères, elle est la plus sûre et la plus courte pour atteindre ce but. Les organismes internationaux ont le pouvoir de faire pencher la balance en faveur de ce modèle. Ils en ont donc le devoir.

Pascal Renaud (renaud@orstom.fr) et Asdrad Torres




Page d'accueil | Infos personnelles | Articles


Page réalisée par Asdrad TORRES
Dernière mise à jour : Jeu 13 juil 2000