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Qui tirera profit des autoroutes de l'information ?


"L'Europe rate le train du multimédia", "l'Europe distancée par l'initiative de Bill Clinton"[1]. Par ces cris d'alarme, le vieux continent est sommé de construire sans tarder ses autoroutes électroniques. Le défi serait, entend-on ici et là, de prendre toute sa place dans la prochaine révolution industrielle, celle de "l'industrie de l'information". Mais ce qui fait courir les industriels européens des télécommunications c'est également, et peut-être avant tout, la redistribution d'un marché annuel global de plus de 450 milliards de dollars, sur fond de privatisation et de déréglementation. Lorsque les enjeux atteignent ces montants, plus aucun argument ne peut être pris pour argent comptant : désinformation et surinformation sont reines. Ainsi, est-il vraiment innocent d'insister sur le retard européen alors que le vieux continent regorge de réalisations, de projets et de savoir-faire mondialement reconnus ?

"Les autoroutes de l'information ?" interroge ironiquement un porte-paroles de France Telecom. "Je me rappelle avoir utilisé ce terme, voici des années, pour illustrer ce que pourrait être le réseau numérique à intégration de services (RNIS)[2], aujourd'hui commercialisé sous le nom de Numéris." Et si l'on parle de télévision numérique, Thomson pourrait signaler que la firme américaine Hughes a retenu la technologie française pour équiper son premier système commercial de télévision numérique dont l'exploitation débutera cette année[3]. La télévision devient interactive et l'on voit alors l'opérateur régional de téléphone américian Bell Atlantic se fournir en terminaux auprès de Philips Consumer Electronics pour expérimenter son prototype d'autoroute de l'information. Et lorsque Albert Gore souhaite faire rêver ses concitoyens à l'évocation d'un système révolutionnaire leur ouvrant les portes des banques de données, le cultivateur français, qui interroge quotidiennement les services météo sur son Minitel a de quoi rester perplexe.

"Oui mais" rétorqueront les puristes, "les autoroutes de l'information signifient également que le même réseau de communication puisse transporter des images animées". N'est-ce pas ce que pourront faire les Britanniques puisqu'ils ont relié les réseaux télévisés des six principaux câblo-opérateurs aux réseaux téléphoniques de BT (ex-British Telecom) et de Mercury ? A moins que l'on ne pense aux expériences menées dans quatre villes (Bastia, Epagny, Arcachon, Saint-Ouen-l'Aumône) par France Telecom, puisque l'opérateur national y utilise son réseau de télécommunications pour distribuer des programmes de télévision interactive.

Certes, la disparité des expériences et le morcellement des initiatives sont les faiblesses coutumières d'une Europe fragmentée. Elles n'en sont pas pour autant insurmontables, comme le démontre l'interconnexion des RNIS de vingt pays européens, opérationnelle depuis décembre 1993. Au même moment, l'expérimentation de vraies autoroutes électroniques transfrontières progresse à travers des projets comme Bethel où coopèrent les télécoms suisses et françaises. Et, bien que l'uniformisation du système européen de télécoms soit loin d'être achevée, l'observateur américain, rompu à l'incompatibilité des réseaux privés, ne s'en émouvrait pas outre mesure. Fibre optique, réseau universel à haut débit, visiophone, télévision à la carte sont autant terrains investis par les Européens.

D'où vient donc ce sentiment d'infériorité vis à vis des États-Unis ? A défaut d'accuser un retard spectaculaire, l'Europe est bel est la cible d'une offensive de grande ampleur orchestrée par les firmes américaine. A l'Est bien sûr, mais également au coeur des grands pays de l'Union Européenne : les compagnies américaines de téléphone profitent de chaque nouveau recul de la réglementation. Sans attendre la disparition des monopoles sur les infrastructures, elles passent des accords avec les compagnies d'autoroutes, d'électricité, de chemins de fer dans le but avoué d'utiliser leurs réseaux internes de télécommunications pour concurrencer les opérateurs nationaux[4].

Parallèlement, les États-Unis se livrent à une campagne de promotion effrénée des autoroutes de l'information dont l'effet déstabilisant n'est pas le moindre des résultats. Le duo Gore-Clinton répète inlassablement que leur mise en place est une urgence absolue pour tout pays avancé souhaitant entrer du bon pied dans le troisième millénaire. Élevé au rang d'impératif de la modernité ce discours est aujourd'hui largement amplifié et crédibilisé par de grands gouvernements européens. Les Français nomment en toute hâte un Monsieur autoroutes de l'information[5] et la Commission européenne crée un groupe de réflexion de haut niveau chargé de définir en quatre mois sa stratégie dans ce domaine (voir l'article de Postel Vinay).

Aux yeux des gouvernements européens, cet alignement sur le modèle américain permet de réinscrire en positif leur politique de déréglementation et de privatisation. Les autoroutes de l'information, toutes auréolées de "requalification", de "facteur de cohésion économique et sociale", de "levier pour le développement", présentent infiniment mieux devant les opinions publiques que la seule compétitivité mondiale avec son cortège de chômage, d'exclusion, de dévalorisation des formations, de pression salariale et de recul de la protection sociale. Du même coup, le discours sur le retard se trouve légitimé, ce qui justifie de se rendre vers cet eldorado cybernétique à marche forcée.

Dès lors, deux problèmes se posent immédiatement. Le premier est d'ordre financier, car nul ne conteste le coût exorbitant que représenterait la construction de ces autoroutes, même limitée à l'Union européenne à douze. Le "livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l'emploi" évoque la somme de 990 milliards de francs (150 milliards d'Ecus) sur dix ans dont 442 milliards (67 milliards d'Ecus) seraient affectés à des projets prioritaires réalisés avant 1999. Rigueur budgétaire oblige, les autorités publiques nationales et communautaires interviendront "de façon marginale et incitatrice" précise cet ouvrage. La solution proposée est de faire appel aux capitaux privés. Et c'est là que resurgit l'urgence. Il ne suffira pas d'ouvrir les nouveaux services de télécommunication aux entreprises privées puis d'attendre sagement leur montée en puissance. Le temps presse et les entreprises d'État doivent directement être mises sur le marché. BT avait ouvert le bal dès 1984, Telecom Italia (sixième opérateur mondial) devrait suivre rapidement; restent les deux principaux opérateurs européens : Deutsche Telekom et France Telecom. La privatisation du premier est en route[6], celle du second n'est que très provisoirement retardée[7]. Surgit alors le second problème : comment attirer des investisseurs sur ces marchés, particulièrement dans un contexte où nul n'identifie avec précision quels seront les nouveaux services plébiscités par les entreprises ou les particuliers ? La déréglementation s'impose alors d'elle-même, comme un gage de liberté d'action octroyée aux entrepreneurs.

Pour justifier ce chambardement, le discours communautaire servi par le livre blanc ne manque pas d'égrener une longue liste de promesses directement puisées dans l'argumentaire américain. Pour peu qu'il mette la main sur ces deux tomes d'idéologie à l'état solide, l'eurocitoyen y apprendra que l'édification des autoroutes de l'information est indispensable à la compétitivité générale de l'industrie, au développement de l'emploi, sans parler de la nouvelle locomotive industrielle que représenterait le multimédia. La prophétie vient au secours de la spéculation pour affirmer que "nous assisterons à une rationalisation dans le secteur des services; mais l'énorme potentiel qui existe pour de nouveaux services tant liés à la production qu'à la consommation, à la culture qu'aux loisirs, permettra la création d'emplois". Le fait que les quinze dernières années aient démontré exactement le contraire, ne trouble pas les auteurs de ce pamphlet. Aussi ne faut-il pas s'étonner d'y lire que "le Minitel a créé en France, par les services qu'il a généré, plus de 350 000 emplois". Chiffre bien inutilement exagéré qu'il suffit de rapprocher des 8,7 milliards de francs[8] de chiffre d'affaire annuel réel de la télématique pour constater que cela ne représenterait que 1904 F[9] de chiffre d'affaire par mois et par personne, moins que le RMI...

Imperméable au principe de réalité, l'élite politico-administrative européenne ignore également les messages de prudence émis par ceux-là mêmes qui ont contribué à allumer le brasier du multimédia. "N'attendons nous pas un changement de de comportement trop grand, trop rapide, tant de la part des créateurs de programmes que des téléspectateurs ?", s'interroge John Sculley qui fut l'un des principaux dirigeant d'Apple. Plus direct, Bill Gates, pdg de Microsoft (ndeg.1 mondial du logiciel) reconnaît qu'il a "souvent été trop optimiste" sur les délais de diffusion des nouveaux produits et services et cite l'exemple du CD-ROM, opérationnel dès 1986 mais qui ne percerait, au mieux, que cette année. Scott McNealy, pdg de Sun Microsystems (ndeg.1 mondial des stations de travail) enfonce le clou lorsqu'il déclare "Il semble qu'il y ait dans l'opinion un sentiment selon lequel ce réseau magique [les autoroutes de l'information] sera conçu pour offrir à ses utilisateurs n'importe quel service imaginable. Cela n'est pas prêt d'arriver...". C'est aussi The Economist, plus proche de l'esprit d'actionnaire, qui s'interroge sur la rationalité financière des investissements colossaux requis pour construire ces autoroutes[10]. Quand bien même elles se transformeraient en simple déversoir télévisuel, rien ne prouve qu'elles parviendraient à s'imposer sur le marché de masse. Le même magazine conclut, chiffres à l'appui (une démarche assez rare pour être soulignée), qu'à supposer que ce marché existe, il pourrait être phagocyté par les opérateurs de télévision directe par satellite puisque cette technologie autorise bien des innovations technico-commerciales, y compris l'interactivité[11].

Quant à l'urgence qu'il y aurait à bâtir des autoroutes électroniques à très haut débit, des voix s'élèvent pour souligner le risque de décalage entre moyens et débouchés. "Sauf à croire à une explosion rapide des communications multimédia et de l'image, les réseaux des grands opérateurs vont se trouver en forte surcapacité au cours des prochaines années"[12], analyse Dominique Ciupa, président de la Compagnie Européenne des Services avancés et homme du sérail des télécoms. Certains experts préfèrent mettre l'accent sur les progrès techniques qui pourraient conduire à réviser à la baisse toute estimation actuelle des besoins en capacité[13]. D'autres, non moins experts, mettent en garde contre le risque d'obsolescence rapide d'infrastructures qui s'appuieraient sur les technologies actuelles[14]. Les plus rabat-joie rappellent que les RNIS, que l'on peut qualifier de routes nationales de l'information, sont déjà sous-utilisés faute d'avoir rencontré une réelle demande... Enfin, malgré leurs déclarations tonitruantes, les opérateurs américains eux-mêmes avancent à pas mesurés dans les marais de la télévision du futur. Ils multiplient les tests, en retardent certains[15] sans d'ailleurs parvenir à des résultats toujours convaincants[16]. N'en déplaise aux alarmistes, l'Europe n'est pas la seule à douter de la maturité du marché ni à s'interroger sur ses contours.

De là à conclure que les européens ont tout à gagner à ouvrir leurs marchés, il y a un pas que l'analyse objective du rapport des forces interdit de franchir. Gérard Moine, directeur délégué auprès du Président de France Telecom n'hésitait pas, dès 1993, à mettre les pieds dans le plat. "L'Europe dont les télécommunications ne vont pas mal, est le théâtre d'une bataille mondiale commencée au début des années quatre-vingt aux États-Unis et au Japon. Derrière le débat d'idées, il faut voir l'ampleur des conflits d'intérêts, sans naïveté."[17] Encore convient-il d'ajouter que la déréglementation européenne est la première à s'effectuer en économie ouverte[18] et, qu'en matière d'alliance, les Américains se savent indispensables.

Tout opérateur prétendant aux marchés stratégiques des services internationaux aux entreprises se doit d'être implanté mondialement. La règle vaut de part et d'autre de l'Atlantique mais le jeu est faussé d'avance. Les États-Unis, qui ont l'intelligence de faire du libéralisme une idéologie d'exportation et non une ligne de conduite à usage interne, font tout pour verrouiller leur marché intérieur. Ils héritent d'une situation favorable qui doit plus à une déréglementation menée en vase clos et à l'interdiction faite aux étrangers de détenir plus de 20% d'un opérateur autochtone, qu'au génie managérial américain[19]. Autre avantage indiscutable, avec 40% des sociétés multinationales ayant leur siège social aux États-Unis, les Américains sont en position de force sur le marché des gros consommateurs de services mondiaux.

Dans ces conditions, qui, en Europe, appelle la libéralisation des marchés de ses voeux ? En toute logique, les premiers défenseurs de la déréglementation-privatisation se recrutent dans les rangs des grands groupes européens internationalisés. Les constructeurs de systèmes de télécommunications tels qu'Alcatel et Siemens se voient déjà chassant sur les terres de leurs opérateurs de télécommunications nationaux : France Telecom ou Deutsche Telekom. Leur affrontement lors de la privatisation du constructeur Italtel, en prélude à celle de Telecom Italia, est arrivé à point nommé pour montrer que leurs ambitions européennes ne se bornent pas à leur pays d'origine. Si l'ouverture des frontières à la concurrence mondiale doit être le prix à payer pour la dissolution des monopoles publics, ces industriels estiment sans aucun doute que les avantages l'emportent sur les risques. Mais leur point de vue est, pour le moins, partisan. Le fait qu'il soit partagé par BT n'y change rien. L'opérateur britannique ne fait aucun mystère de son intention de profiter de la déréglementation pour tailler des croupières à ses "amis" européens Deutsche Telekom et France Telecom, avec l'appui de son allié américain MCI.

Loin de calmer le jeu, les gouvernements européens entérinent une situation qui fait de l'Europe du Marché Unique un marché à prendre. La composition du "groupe de haut niveau sur la société de l'information" mis en place pour définir les priorités de l'Europe est, à ce titre, parfaitement explicite. Le Conseil Européen et la Commission Européenne ont jugé bon que le constructeur informatique japonais ICL (détenu à 80% par Fujitsu) et son confrère américain IBM-Europe y participent au même titre que Bull, Olivetti, Siemens ou Telefonica. Et c'est pure croyance que d'espérer que cette démonstration d'ouverture sera payée en retour. La conception d'Hans-Olaf Henkel, PDG d'IBM Europe, est d'une limpidité à toute épreuve puisqu'il affirme que "le problème principal n'est pas le manque d'infrastructures en communication [...]. L'enjeu fondamental est celui d'une rapide et vaste déréglementation des télécommunications en Europe avec à la clé la privatisation des opérateurs. Il y a urgence !"[20]

Jusqu'où conduira cette adhésion au mythe américain des autoroutes de l'information ? Certainement bien au delà des objectifs de privatisation et de déréglementation que se sont assignés les gouvernements européens. En acceptant de se placer sur le terrain de son concurrent, l'Union européenne se condamne à lui laisser l'initiative, à marcher au rythme qu'il lui impose, à lutter à armes inégales et, finalement, à reculer sur d'autres fronts. Car le thème des autoroutes de l'information n'est pas innocent. Derrière la bataille des télécoms, se profile l'enjeu culturel. Un exemple : c'est au nom du libre commerce des services, que les chaînes de télévision TNT-Cartoon ou MTV, diffusées par un satellite européen, contournent en toute légalité la règle qui oblige les chaînes européennes à diffuser un minimum d'oeuvres européennes. Demain, le développement des techniques numériques généralisera ce type de situation. Lorsque, le même câble téléphonique acheminera indifféremment un film, un "talk-show" entrecoupé de messages publicitaires ou la vidéoconférence d'un pdg, bien malin celui qui saura séparer l'objet culturel du service-marchandise. D'ici là, le système actuel de protection, déjà mal en point, aura volé en éclat et il est plus que probable qu'aucun système efficace ne l'aura remplacer. Exception culturelle ou pas, l'allégeance au libre-échangisme obligera les gouvernements européens à boire le Gatt jusqu'à la lie.

En bonne logique libérale, autant anticiper en appliquant aux industries du contenu les recettes préconisées pour celle du contenant. Commentant le recommandations du "livre vert" sur l'audiovisuel, le commissaire européen Pineirho ne propose rien d'autre lorsqu'il évoque la nécessaire conjonction du "talent" et de la "taille critique", et qu'il affirme que "seule une industrie véritablement européenne, adossée à ses opérateurs les plus puissants, pourra soutenir la concurrence que se livreront inéluctablement les géant mondiaux de la communication."[21] Dans cette optique, la constitution de conglomérats européens multimédia, contrôlant presse, édition, cinéma, télévision, télécommunications, n'est plus présentée comme un risque pour le pluralisme et la démocratie mais comme l'ultime rempart contre l'invasion culturelle américaine. Un rempart bien symbolique puisqu'il sanctionnerait le triomphe absolu du modèle américain.

Le citoyen est alors en droit d'interroger le politique. Au bout de l'autoroute de l'information qu'on lui promet, son choix se résume-t-il à être éduqué par Disney ou Bertelsmann, informé par IBM ou par Alcatel et diverti par AT&T ou par Siemens ?

Asdrad TORRES




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Page réalisée par Asdrad TORRES
Dernière mise à jour : Jeu 13 juil 2000