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Le grand mythe du multimédia


Le multimédia sera-t-il, à l'aube du XXIème siècle, la locomotive industrielle que fut l'automobile au XXème ? C'est, en tous cas la mission sacrée que lui assignent bien des hommes politiques, des dirigeants d'entreprises et quelques charrettes "d'experts". En effet, chaque firme a beau en donner sa propre vision, conforme à la place qu'elle lui assigne dans son discours d'entreprise, il est frappant de noter ce que toutes ces définitions ont en commun : le multimédia est un "machin" dont le marché est incalculable, les applications inimaginables et les bienfaits innombrables. Autrement dit, c'est un mythe. Attention, pas un de ces mythes venus du fond des âges dont la trace se perdrait avec celle de l'humanité. Non, un mythe forgé de toutes pièces par des puissances économiques dont il exprime le désarroi et sur lequel, faute de mieux, elles fondent de grands espoirs.

Leur motivation commune, aussi banale qu'essentielle, explique dans une large mesure l'intensité de leur mobilisation : trouver, créer, impulser une demande solvable qui connaisse un taux de croissance à deux chiffres. C'est tout ? Oui, c'est tout. Et encore n'ont-ils pas l'outrecuidance de réclamer que l'objectif soit atteint avant la sortie de la crise. Souvent présenté comme la manifestation d'une convergence technologique (voir encadré), le multimédia se révèle être avant tout l'expression d'une convergence de préoccupations économiques.

Voici déjà quelques années qu'Apple, Compaq, IBM et consorts, se lamentent de l'essoufflement du marché des équipements. Deux remèdes se présentent à eux. L'un consiste à accélérer le renouvellement du parc installé, essentiellement en milieu professionnel. La fascination informatique y ayant cédé le pas à la rationalité économique, les entreprises ne sont plus disposées à se ruer sur les derniers modèles. Les constructeurs informatiques misent donc sur l'autre voie, celle de "l'ordinateur pour tous". Mais à ce jeux-là, qui est celui du petit prix, les affreux "copieurs" taiwanais, coréens, thaïlandais, chinois ou américains ont de sérieux atouts en poche. Lorsqu'un produit - disons le savoir - atteint le degré de banalisation de l'ordinateur personnel (qui fait aujourd'hui la différence entre deux PC ?) et que l'essentiel du savoir-faire est incorporé à l'équipement de production - ce qui est le cas des chaînes entièrement automatisées - n'importe qui sait produire au meilleur coût. Le plus compétitif est forcément celui dont la structure est la plus légère. A terme, les perdants sont ceux qui doivent amortir leurs investissements colossaux en recherche & développement, c'est à dire précisément les Apple, Compaq, IBM et consorts. Ces derniers voient donc leur salut dans la débanalisation des produits, une stratégie réservée au club relativement fermé des innovateurs.

Mais comment se démarquer, si l'on garde en tête de toucher le grand public ? Là, c'est la panne. Panne d'imagination des créatifs et peur des investisseurs incitent les uns et les autres à emprunter des chemins balisés. A l'heure actuelle, les deux seuls marchés de masse consommant de grandes quantités d'électronique sophistiquée sont la télévision et, d'une manière croissante, le jeux vidéo. Inférence élémentaire, affligeante de conformisme : un industriel de l'informatique désirant toucher le grand public doit intégrer l'image animée dans son offre. Pas exactement de la télévision, car le secteur est plus qu'occupé. Pas exactement du jeu vidéo tel qu'il se vend aujourd'hui, quelques firmes y étant solidement implantées. Il faut créer un produit qui serait à la fois le téléviseur et la console de jeux tout en restant un outil de travail, voire en devenant un outil éducatif. Résultat : le multimédia vu par les "informaticiens".

Les diffuseurs de programmes connaissent des problèmes similaires. La télévision a drainé le terrain publicitaire - sa source traditionnelle de financement - de telle sorte qu'il reste peu de poches encore inexploitées capables d'assurer de forts taux de croissance. Autre sujet d'inquiétude, les jeunes délaisseraient la télévision au profit des jeux vidéo. Ces deux problèmes appellent à priori des réponses de nature différente.

La stagnation du marché publicitaire pousse à rechercher d'autres sources de financement. D'où l'idée de développer de nouveaux services tels que la vidéothèque à domicile, le téléachat, etc. Bref, toute une série d'applications que les propagandistes du multimédia regroupe sous l'appellation de télévision interactive. Autant l'avouer, les diffuseurs développeront n'importe quel service suffisamment attractif pour pouvoir être facturé au téléspectateur. Car c'est bien le consommateur qui est sensé fournir le complément de croissance que la publicité n'assure plus.

Pour retrouver les faveurs de la jeunesse, aucune solution satisfaisante n'émerge pour le moment. Le plus simple serait de lui proposer des programmes interactifs susceptibles de rivaliser avec les jeux vidéo. Techniquement parlant, ce type d'application requière un niveau d'interactivité sans commune mesure avec le niveau élémentaire envisagé dans la télévision dite interactive. On peut même affirmer que ce n'est pas matériellement faisable aujourd'hui, surtout si l'on doit compter avec la montée en gamme que connaîtront les jeux vidéo. En fait, rien ne permet de dire qu'une télévision hyper-interactive résoudrait à terme le problème posé, dans des conditions économiquement viables. D'ailleurs, il existe des moyens bien plus raisonnables et probablement plus efficaces de regagner une partie du terrain concédé. La multiplication d'émissions de télévision centrées sur les jeux vidéo avec, pourquoi pas, une interactivité élémentaire et des services associés tels que le téléchargement de jeux répondrait à une demande existante. La floraison des magazines spécialisés est là pour le démontrer.

Ce qui ne signifie pas que les jeux disparaîtront de nos écrans. Les futurs jeux télévisés sur lesquels planchent les pdg des chaînes et leurs experts sont bien connus : PMU, Loto, Loto sportif, "Que le meilleur gagne...", etc. En permettant au téléspectateur de jouer en temps réel, interactivement, aussi simplement qu'il change de chaîne, ces hommes d'affaires espèrent doper le marché du jeu d'argent dont les réserves de croissance sont bien réelles.

Du côté des "téléphonistes", les affaires vont à peine mieux. Dans les pays développés, tout le monde, ou presque, est abonné au téléphone. Pour les opérateurs, cela signifie que la croissance du trafic, c'est à dire la consommation en communications téléphoniques, n'est plus assurée par l'augmentation régulière du nombre d'abonnés. L'évolution de leurs revenus dépend donc largement de celle de la consommation individuelle. Encore que le téléphone soit dans une bien meilleure posture que l'audiovisuel puisqu'il existe un vrai marché de relance, celui du second téléphone : le mobile. C'est probablement pour cette raison que les exploitants téléphoniques, malgré quelques déclarations fracassantes, sont les moins acharnés dans la commercialisation du multimédia. Le fait qu'ils soient actifs dans les processus de mégafusions, voire à l'initiative de certains, ne doit pas faire illusion. Le moteur principal de ces opérations est et demeure le téléphone.

Néanmoins, les opérateurs sont loin de se désintéresser du multimédia. Parce que, d'une part, l'affirmation de l'image animée comme médium dominant a nécessairement un impact sur la communication et donc sur les télécommunications; ne serait-ce que du fait qu'une image télévisée de qualité médiocre engendre 250 fois plus de trafic qu'une conversation téléphonique. D'autre part, ces compagnies de téléphone sont bien placées pour prétendre à une part des revenus qu'engendrera l'image payante à distance. Après tout, ces opérateurs disposent d'un vivier de clients bien supérieur à celui des réseaux câblés de télévision, et ont accumulé un savoir-faire indispensable aux télédiffuseurs qui souhaitent passer d'une logique - technique, économique et commerciale - de diffusion gratuite à une logique de distribution payante. Sans compter que la plupart des compagnies de téléphone sont assises, pour quelques temps encore, sur un pactole constitué grâce à leur situation de monopole (y compris aux États-Unis). Avec beaucoup d'ambition et presque autant de chance, elles ont donc une carte stratégique à jouer. Possédant "les tuyaux" de distribution (les câbles) elles pourraient, dans une certaine mesure, imposer leur loi au créateurs de contenu. Un peu comme le fait Carrefour avec les géants de l'agro-alimentaire. Avec, comme un argument supplémentaire, le fait que le réseau téléphonique est probablement l'objet technique le plus élaboré jamais réalisé par l'homme.

Enfin, les téléphonistes veulent s'affirmer dans le service global aux entreprises qui est leur second gisement de revenus à forte croissance. Dans ce secteur couvrant le téléphone, la télécopie, la messagerie électronique, la vidéoconférence et l'échange de données informatisées, ils se heurtent à la concurrence de sociétés spécialisées en réseaux informatiques. Pour rester compétitifs, ils doivent rechercher des économies d'échelle à travers l'installation de réseaux à fortes capacités, les fameuses autoroutes de l'information. Mais pour que l'économie d'échelle escomptée ne se transforme pas en pertes abyssales chroniques, il faut impérativement que la majeure partie des usagers, y compris le grand public, crée "un appel d'air dans les tuyaux", c'est-à-dire consomme énormément. Des développements tels que le visiophone sont loin de suffire. L'image télévisuelle apparaît, une fois encore, comme le seul produit vendable à tous les publics.

Mais les principaux bénéficiaires du multimédia pourraient bien être les entreprises de logiciel, à trois titres au moins. Pour commencer, le passage de l'imprimerie à l'édition électronique pousse au transfert d'activités des industries de l'écrit vers celles du contenu informatique. Il est a noter que ce mouvement de substitution n'est pas conditionné par une quelconque explosion d'un marché du multimédia. Ensuite, parce que les contenus étant plus facilement différenciés que les contenants, il est le plus aisé de débanaliser un produit logiciel, d'échapper à la concurrence et d'accroître ainsi ses profits. Enfin, et peut-être surtout, parce qu'aucune application multimédia ne peut fonctionner sans un programme informatique bien particulier, l'interface, qui jette un pont entre l'utilisateur et l'information, en masquant la complexité technique du médium électronique. Le rêve caressé par quelques-uns est d'imposer leur propre interface au reste de la filière électronique, acquérant pas là même un avantage comparatif décisif. Toutes les sociétés de logiciel ont encore en mémoire le "coup" réussi par Microsoft au début des années 80, avec "MS-DOS", un logiciel qui remplit pour les ordinateurs exactement ce rôle indispensable de liant. Ce système que rien ne prédestinait à un avenir brillant est devenu un standard de fait, propulsant Microsoft loin devant ses rivaux. Ce précédent rend le rêve dangereusement accessible.

Vue sous ces angles, la "révolution multimédia" prend des allures de discussion d'épiciers. Reste à comprendre comment on passe d'une réalité aussi peu affriolante au paradis électronique annoncé par nombre de prédicateurs médiatisés, et relayé par une pléiade de commentateurs fascinés. La raison, est d'un tout autre ordre, bien supérieur à celui des exploits techniques ou des intrigues financières. Le multimédia est investi d'une mission sacrée. Comme diraient certains économistes, "il doit amorcer la phase ascendante d'un cycle de Kondratieff". En français dans le texte : le multimédia va ouvrir une ère de prospérité de vingt à trente ans. Qui est contre ? Ou plus exactement, qui a envie d'être contre ? Bien entendu, personne. Et c'est bien là, dans ce désir à la fois brûlant et vital, que la critique se désarme, que la propagande se transforme en mythe. Un bon désir, bien irrationnel, il n'en fallait pas moins.

Car bien sûr, aucune démonstration ne vient étayer cette proposition. Aucune étude sérieuse, pas même de projections fantaisistes à se mettre sous la dent. L'argument suprême étant que "tout le monde va vers le multimédia et que tous ce beau linge industriel et financier ne se déplacerait pour une pure construction de l'esprit". Constat frappé au coin de l'amnésie, puisqu'il semble oublié que, voici moins de deux ans, la télévision à haute définition, aujourd'hui reléguée au énième rang des préoccupations, était investie de la même mission. Constat entaché d'interprétation surtout, puisqu'il serait plus juste de dire que tous les acteurs de l'informatique, des télécoms et de la télévision s'y préparent, qu'une minorité s'y lance et que la majorité de ceux qui disent s'y rendre emprunte des voies pour le moins détournées (voir encadré). De plus, il serait singulier d'admettre que la vérité se décida à la majorité. Et, puisqu'il est question d'unanimisme, il n'est pas inutile de rappeler que certains dirigeants d'entreprise ont le courage d'affirmer qu'eux-mêmes et nombre de leurs confrères misent sur le multimédia autant par souci de socialisation des risques que par conviction. Ils tiennent en substance un raisonnement parfaitement justifié au plan managérial et pleinement compréhensible par l'actionnaire : "si, d'aventure, le multimédia débouchait, ceux qui n'y aurait pas cru seraient balayés. En l'absence de perspective de relance globale et durable plus crédible, celle-ci vaut mieux qu'une autre. Et puisque tout le monde mise plus ou moins sur le même cheval, tous partageront les pertes comme les gains, à parts plus ou moins «égales» ."

Autre chose est d'affirmer et de croire que le multimédia sera la locomotive économique des prochaines décennies. Croire est bien le mot, et ne pas croire peut simplement signifier ne pas succomber au mythe.

Asdrad TORRES

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Dernière mise à jour : Jeu 13 juil 2000